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Un été après les émeutes, le malaise persiste au Breil
Début juillet, la mort d’Aboubakar Fofana lors d’un contrôle de police au Breil-Malville provoque une poussée de violence qui se propage à tous les quartiers populaires de Nantes. Près de trois mois après le drame, alors que les feux sont éteints et les caméras braquées ailleurs, plongée dans un quartier où les tensions sont loin d’être retombées.
Ce mardi soir du mois d’août, un coucher de soleil inonde un carré d’herbe entre deux tours du Breil. Les familles s’affairent et discutent autour d’un barbecue. Les enfants font des courses de vélo. «?On n’a jamais été aussi soudés dans le quartier?», sourit une quadragénaire qui a passé toute sa vie dans cette petite cité nantaise. Derrière cette apparente quiétude collective se cache pourtant un drame.
Six semaines plus tôt, à quelques centaines de mètres de là, Aboubakar Fofana, jeune habitant du quartier, a perdu la vie en recevant une balle dans la carotide, tirée par l’arme de service d’un CRS. Ce mardi 3 juillet 2018, peu après 20h, il se fait contrôler au volant d’une voiture de location, en plein cœur de la cité. Il ne portait pas sa ceinture de sécurité, expliqueront les policiers. Alors que le contrôle s’éternise, le jeune homme décide subitement d’enclencher la marche-arrière pour faire faux-bond aux forces de l’ordre qui veulent l’emmener au commissariat, afin de vérifier son identité. Il terminera sa course dans le muret d’un pavillon de la rue des plantes, très grièvement blessé par balle.
«?Aboubakar Fofana n’obtempère pas et, pour des raisons que la justice devra éclairer, un CRS tire. On ne connaît pas tout à fait les circonstances de ce drame?», résume brièvement, Nicole Klein, dans un entretien donné à Mediacités deux mois tout juste après les faits. Pour en venir à user de son arme, «?le policier s’est senti menacé?», estime néanmoins la préfète de Loire-Atlantique.
«?Les jeunes étaient impossibles à calmer?»
Ce soir de juillet, la nouvelle se répand comme une traînée de poudre. «?J’ai entendu une petite fille crier à sa tante qu’un policier avait tué un jeune. C’est comme ça que je l’ai appris?», rapporte une habitante. Personne ne veut y croire. Saïd En-Nemer, président de l’association Breil Jeunesse Solidarité , est prévenu par téléphone?: «?Je pensais que c’était une rumeur qui avait enflé. J’ai pensé à un tir de flashball au début?». Comme les autres, il se précipite sur les lieux pour en avoir le cœur net.
Les affrontements entre les jeunes et forces de l’ordre ont déjà commencé. Le quartier est bouclé. Les coups de feu claquent entre les barres d’immeubles. Des nuages de gaz montent dans les appartements. Des voitures flambent au milieu des routes où montent des barricades. A 23 heures, quand l’info du décès s’affiche sur les téléphones, la tension monte encore de plusieurs crans. Des silhouettes cagoulées déboulent, d’un seul coup, de tous les côtés et vont au devant de la ligne policière. «?Cette soirée était atroce, se souvient une mère de famille. Les jeunes étaient impossibles à calmer. Ils étaient énervés par les télés.?» Le drame qui s’est déroulé en bas de chez eux, se joue également sur les écrans de leurs smartphones et de leurs téléviseurs, en direct dans les médias locaux, d’abord, puis nationaux et même internationaux.
«?Les dégâts sont considérables. Ça va prendre un certain temps à être reconstruit »
Tout le monde découvre alors le Breil, ce petit quartier populaire nantais. Tout le monde découvre surtout la version policière des faits. Soutenu dans cette version par ses cinq collègues, le tireur parle alors de «?légitime défense?» et justifie son geste par la mise en danger occasionnée par la marche arrière entreprise par Aboubakar Fofana. Jean-Christophe Bertrand, directeur départemental de la Sécurité publique (DDSP), déclare même, à chaud, que «?le conducteur?(…) a percuté un fonctionnaire de police?». On parle alors d’une blessure au genou. «?Il n’y a jamais eu d’histoire de genou, personne n’était blessé?», s’emportent les jeunes, de leur côté. Ce que confirme la préfète, deux mois plus tard, assurant qu’aucun fonctionnaire n’a été blessé pendant ces événements.
Contagion de la violence
Le soir même, réunis au bas des immeubles, les habitants commençaient pourtant déjà à marteler?: «?Ça ne s’est pas passé comme ils disent?». Et de fait, trois jours après le décès d’Aboubakar Fofana, alors que l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et le SRPJ de Nantes sont saisis de l’enquête, le CRS reconnaît finalement avoir menti. Il déclare désormais que le coup de feu est parti par accident. Toujours pas satisfaisant pour les jeunes qui crient de nouveau au mensonge tandis que les affrontements reprennent de plus belle.
Entre-temps, la violence née au Breil a trouvé écho aux quatre coins de Nantes. A commencer par les Dervallières et Malakoff, deux autres secteurs «?prioritaires de la politique de la ville?», où les dégâts sont importants dès la première nuit. Poubelles, voitures et commerces, flambent. Les forces de l’ordre sont partout, les pompiers suivent de près. Entre le 3 et le 8 juillet, presque tous les quartiers populaires nantais seront touchés par les émeutes. «?Le chiffrage n’est pas terminé mais les dégâts sont considérables. Ça va prendre un certain temps à être reconstruit?», estime la préfète, après l’été.
Aujourd’hui encore, les stigmates de ces cinq jours de violence sont toujours visibles. Au Breil, les feux tricolores, à l’intersection des rues des plantes et du Breil, n’ont toujours pas été réinstallés. Le bitume est brûlé et des boîtiers électriques sont ouverts sur la voie publique. Quant au centre médical, «?il est toujours en attente d’expertise?», confie Myriam Nael, adjointe à la maire de Nantes chargée de l’éducation et de la politique de la ville. Kinés et orthophonistes ont été relogés dans le quartier. Pas les médecins qui «?ont refusé les propositions faites par la mairie pour l’instant?». Sur la place des Dervallières qui a vu ses commerces partir en fumée, tout comme la mairie annexe et la maison de la justice, panneaux de bois et bâches cachent la désolation depuis presque trois mois. A Malakoff, la maison de quartier des Haubans a également été entièrement détruite.
«?Ces évènements n’arrivent jamais par hasard?»
Pour Mehdi Shaza Shahisavandi, responsable associatif à Malakoff et membre fondateur du conseil citoyen du quartier?: «?il faut se poser les bonnes questions. Pourquoi les gens étaient-ils en souffrance quand la maison des Haubans était sur pieds?? Si les gens se sentaient investis et entretenaient une relation avec l’institution, ils ne l’auraient pas brûlé, ni aucun autre équipement de la Ville. Cet endroit catalyse une haine pas permis ».
Sociologue et professeur à Paris VIII, Michel Kokoreff explique ces attaques par une «?logique de l’autodestruction collective qui consiste à s’attaquer aux symboles de l’institution?». Spécialiste des quartiers populaires, il s’est intéressé de près aux événements du Breil et a vu s’y répéter un invariable scénario. «?La violence n’est pas gratuite et ces événements n’arrivent jamais par hasard, affirme-t-il. Toutes les grandes émeutes connaissent un contexte favorable à leur émergence?». Par là, il entend notamment «?un climat de tension avec les forces de l’ordre, lié à leur présence plus ou moins agressive. C’est toujours cette interaction entre la police et les jeunes qui finit par tourner au drame.?»
Ce contexte, Nicole Klein, la préfète, y fait aussi référence. Ses services ont «?un œil sur le quartier?» en raison de la présence d’armes et de stupéfiants. La semaine précédant la mort d’Aboubakar, une adolescente a été légèrement blessée par une balle perdue, vraisemblablement en marge d’un règlement de compte entre le Breil et Bellevue, alors qu’elle fermait ses volets. Les jours qui suivent, les forces de l’ordre accentuent leur présence.
«?Un milieu particulièrement hostile?»
«?La pression est très forte pour la police qui évolue dans un milieu particulièrement hostile?», décrit Nicole Klein. Droite dans ses bottes, elle affirme néanmoins que «?la police réagit. Ce n’est jamais elle qui va chercher les jeunes.?» Une position qui n’a évidemment rien à voir avec celle des habitants, bien plus remontés face aux forces de l’ordre. Un groupe de femmes du Breil discutent des relations entre les quartiers et la police. «?Avant, je ne comprenais pas pourquoi les jeunes avaient la haine des policiers, témoigne l’une d’entre elles. Mais depuis, j’ai compris.?» Tour à tour, elles évoquent l’irrespect des fonctionnaire vis à vis des jeunes, les contrôles quotidiens -?«?gratuits?», estiment-elles?-, l’éternelle suspicion, les insultes, les doigts d’honneur… «?Ils narguent les jeunes puis à la moindre réaction, ils leur sautent dessus?», peste une mère de famille.
«?Que la police réprime les trafics, mais qu’elle soit aussi plus présente au quotidien?»
Mehdi Shaza Shahisavandi, qui a grandi dans les quartiers nantais, abonde?: «?Les flics nous humilient, et ça c’est une réalité que les gens ne peuvent pas comprendre parce qu’ils n’y sont pas confrontés. Aujourd’hui, un trentenaire avec une ascendance étrangère visible, père de famille, qui n’a aucun démêlé avec la justice, a la même crainte pour sa sécurité qu’un jeune de quartier, lors d’un contrôle policier lambda?». Le groupe de femme dit regretter la présence de la police de proximité , « elle, au moins, n’étaient pas que dans la répression. On pouvait dialoguer ».
Côté police, le son de cloche est évidemment différent. «?Il n’y a pas de provocations policières, affirme Stéphane Léonard, le représentant en Loire-Atlantique d’Unité SGP-Police FO. Ou plutôt, le simple fait que la police rentre au Breil, ou dans d’autres de ces quartiers, est perçu comme une provocation, puisque nous dérangeons les trafics qui s’y déroulent et font vivre une partie de l’économie locale?». Pour autant, le syndicaliste reconnaît un problème plus profond. «?Sous Jospin, on a tout misé sur la police de proximité, ce qui n’a pas fonctionné. Puis sous Sarkozy, on est passé au tout répressif, ce qui ne marche pas non plus. Dans ces quartiers, il faut marcher sur ses deux jambes?: que la police réprime les trafics, mais qu’elle soit aussi plus présente au quotidien?». Cela aurait-il pu empêcher le drame?? Impossible de le savoir. «?Ce qui est certain, c’est que la police locale manque d’effectifs. Résultat, comme ce soir là au Breil, ce sont parfois des CRS qui sont envoyés à sa place. Or ils ne sont pas d’ici, ne connaissent pas la population, les jeunes, le contexte. Et cette méconnaissance s’ajoute aux tensions préexistantes?».
« L’émeute est un cri d’injustice »
Dans ce contexte, particulièrement tendu, la mort d’Aboubakar Fofana provoque «?une forte émotion collective à caractère violent qui réunit la population?», pointe Michel Kokoreff. La rage conduit alors à «?brûler des voitures et des poubelles, affronter les CRS ou les gardes mobiles, détruire des équipements collectifs. Ultime manière de faire entendre la voix des sans voix, dont la vie et la mort ne semblent pas peser le même poids que celles d’autres catégories de la population dans d’autres espaces urbains?», observe le sociologue, dans un article intitulé « On tue à Nantes » et publié dans la revue AOC. Pour lui, «?l’émeute est un cri d’injustice?».
Elle a pourtant «?traumatisé?» nombre d’habitants. «?J’ai quitté le quartier pendant une semaine avec mes enfants, j’avais trop peur?», assure une maman. Une autre surenchérit?: «?J’ai vécu dans les Yvelines, en banlieue parisienne, mais j’avais jamais vu ça?». Malgré tout, le petit groupe de femmes témoigne d’une forme de «?solidarité?» avec les jeunes. «?Sans eux, l’affaire aurait été classé sans suite?», lâche l’une d’elles. «?J’avoue que je ne voulais pas que ça s’arrête sans justice?», souffle une autre. Mères de famille, elles ne peuvent pas s’empêcher de penser : «?Ça aurait pu être mon fils?».
«?Qui dit retour à l’ordre après l’émeute dit aussi oubli?»
Âgé de 22 ans, Aboubakar Fofana était originaire de Garges-Lès-Gonesses, en région parisienne. Il vivait depuis quelques temps, chez sa tante, au Breil. Sa nature, plutôt solitaire, lui valait un surnom : « Le Loup ». Dans le quartier nantais, on le décrit comme «?quelqu’un de très tranquille?», qui «?n’était pas dans les embrouilles?», «?toujours souriant?».
Sans surprise, le portrait tranche avec celui que dresse la police dans ses premières déclarations publiques. Le secrétaire général du syndicat Unité-SGP Police FO, Daniel Chomette, décrit alors la victime comme «?un délinquant recherché par la police et la justice française?». Il rappelle qu’il «?faisait l’objet d’un mandat d’arrêt?» pour une affaire de vol en bande organisée. Comme pour justifier le recours à la force, alors que l’identité d’Aboubakar était inconnue des policiers au moment du tir. L’information sera reprise en boucle dans les médias.
«?Culture de la défiance?»
C’est souvent le cas dans ce type d’affaire, analyse Michel Kokoreff, où l’on«?retrouve les mêmes techniques de pouvoir?: quartiers bouclés par les CRS, version policière qui transforme la victime en dangereux délinquant, rend public son casier judiciaire, retire toute responsabilité aux fonctionnaires dans la mort et dénonce les “violences urbaines”, des “bandes”, voire des “organisations criminelles”?»
En juin dernier, pour la première fois, un rapport de l’IGPN a fait le point sur les conséquences du recours à la force par les forces de police. Selon ce dernier, quatorze personnes ont trouvé la mort dans le cadre d’une opération policière entre juillet 2017 et mai 2018. On y apprend aussi qu’en 2017, les armes de poing de la police ont été utilisées à 394?reprises, soit une augmentation de 54?% par rapport à l’année précédente. La patronne de la police des polices, Marie-France Monéger-Guyomarc’h, argue alors que cette forte hausse est due à l’augmentation des tentatives de fuite lors des contrôles routiers. Selon elle, la légitime défense a été retenue pour la quasi-totalité des tirs.
Lorsqu’elle évoque l’affaire du Breil, la préfète de Loire-Atlantique, Nicole Klein, reprend la même rhétorique. «?La victime n’a pas répondu aux forces de l’ordre?», rappelle-t-elle, avant d’ajouter?: «?ça ne justifie pas la mort du jeune?». L’argumentation est bancale, mais la représentante de l’Etat dans le département préfère mettre en garde face à «?la culture de la défiance?».
Celle-ci est pourtant solidement ancrée. Comme avec la police, les quartiers populaires entretiennent des relations distendues avec l’institution politique. «?Ici, c’est un secteur délaissé par la politique, soupire Saïd En-Nemer. Leur action se résume à un coup de peinture.?» Le responsable associatif montre les façades d’immeubles rénovées qui tentent autant de camoufler les défauts d’isolation que la misère des habitants. «?Le coup de peinture n’efface pas les problèmes sociaux?: le chômage, les familles mono-parentales, l’échec scolaire… Les gens à l’intérieur restent les mêmes?».
Des difficultés solidement ancrées
Selon les chiffres avancés par Michel Kokoreff, quand l’agglomération nantaise connaît un taux de chômage inférieur à 10?%, le Breil plafonne à 32?% (29?% pour le quartier voisin des Dervallières). «?Faute de volet social, les efforts pourtant bien réels de réhabilitation urbaine sont incapables de modifier cette situation. Destinées à diminuer les concentrations ethniques et à favoriser la mixité sociale, ces opérations semblent avoir peu de prise sur les processus de ghettoïsation?», observe-t-il. «?A Nantes, il y a toujours eu de l’investissement dans la politique de la ville, répond Myriam Nael, adjointe à la maire de Nantes, chargée de l’éducation et de la politique de la ville. Mais ces événements nous laissent penser qu’il faut accélérer et surtout construire avec les habitants.?»
Le Breil-Malville est un petit quartier populaire de quelques rues, abritant un peu moins de 4000 habitants, au nord ouest de Nantes. Alors qu’il atteint 21?263 euros annuels, en moyenne à Nantes, le revenu médian y plafonne à 10?038 euros. Le taux de pauvreté y dépasse 40?%. Plus pauvre le Breil est aussi plus jeune, avec un indice de jeunesse (2,4) deux fois supérieur à celui du reste de la métropole. Mais «?le malheur de notre quartier c’est d’être entouré de riches?», pointe Saïd En-Nemer. Au sud, après le boulevard des Anglais, les maisons sont cossues. Les copropriétés de standing ont poussé comme les champignons sous les arbres du grand parc de Procé, tout proche. Les agences immobilières vendent, assez cher, «?un cadre bucolique emprunt de verdure et de sérénité?».
Au nord, le boulevard du Massacre marque la limite entre Nantes et Saint-Herblain, deuxième commune de la métropole et locomotive économique. A l’est, c’est la ligne de tramway qui sépare le Breil des quartiers résidentiels de Longchamps et Sainte-Thérèse. A l’ouest, la Chézine et son parc font office de séparation entre le Breil et les Dervallières, l’autre quartier populaire du nord ouest nantais.
«?On en a marre de tenir l’extincteur quand ça brûle et que le reste du temps, on existe plus?»
Quand les voisins bénéficient de toutes les commodités nécessaires, Saïd estime que le Breil-Malville n’a « rien ». «?Installer un banc et une table c’est un projet, on en parle pendant cinq ans avec la mairie?», assure-t-il, las. Sujet récurrent lors des réunions?: l’ouverture des portes du stade Pascal-Laporte, un équipement municipal, aux habitants du quartier. L’ancien fief du club de Rugby nantais bénéficie de deux entrées, identiques. L’une côté Breil, l’autre boulevard des Anglais. La première reste fermée et rehaussée de barbelés, l’autre est ouverte…
«?On bricole depuis 10 ans?», peste Saïd En-Nemer. Lors des émeutes et pendant tout l’été, le responsable associatif, a fait des pieds et des mains pour que le quartier retrouve son équilibre : gestion des médias, des relations entre la police et les jeunes -?qui le saluent tous lorsqu’ils le croisent?-, lien entre la Mairie et le quartier, récolte de témoignages, organisation de la marche blanche… L’homme est sur tous les fronts, on le voit partout.
Plafond de verre
Les élus, eux, se font plus discrets. Dès les premiers jours des émeutes et pendant tout l’été, la Mairie pare au plus pressé. Elle communique les numéros utiles, les procédures à suivre en cas de dégâts, fait en sorte de rétablir les services publics et de reloger les associations. La maire de Nantes, Johanna Rolland, se rend sur place, multiplie les appels au calme et condamne les dégradations. Dans les faits, son influence sur les jeunes impliqués dans les émeutes reste proche du néant. Leur méfiance à l’égard des élus trouve une parfaite illustration lorsque François de Rugy, alors président de l’Assemblée nationale, veut se rendre au Breil. Rapidement, l’actuel ministre de la Transition écologique fait demi-tour, justifiant que la tension l’y a poussé. «?On ne les voit jamais dans le quartier, et maintenant qu’il y a les caméras partout, ils font semblant de s’intéresser à nous… Qu’ils dégagent?», peste alors un homme d’une trentaine d’années.
«?Cette situation illustre le déficit d’ancrage abyssal des institutions dans ces quartiers, avance Michel Kokoreff. On fait de la délégation de service public aux associations pour maintenir le vivre ensemble.?» Une situation qui a d’ailleurs tendance à agacer dans les rangs associatifs?: «?On en a marre de tenir l’extincteur quand ça brûle et que le reste du temps, on existe plus?», râle Mehdi. Président du Créa’s, une association qui organise des ateliers de loisirs créatifs, prétextes à de la médiation sociale, et de l’alphabétisation, il est aussi à l’origine de l’association Les projets des Cymes, née en mars 2017, qui vise à organiser des activités sociales, économiques et professionnelles au profit des jeunes. Il évoque les difficultés rencontrées par les acteurs associatifs au quotidien : entre lourdeur technocratique, petits luttes de pouvoir avec certains services de la Ville et querelles d’égo entre acteurs.
«?On a souvent l’impression de faire de la mendicité?» pour développer de nouveaux projets. Selon Mehdi, les associations se heurtent très rapidement à un «?plafond de verre?»?: «?En se développant, une association peut potentiellement devenir un contre-pouvoir. Pour éviter cela, il suffit de resserrer le robinet des subventions?». Dans ces conditions, impossible de monter des projets plus ambitieux, de prendre de l’envergure, ce qui, à terme, pourrait permettre de s’affranchir des fonds publics. Sauf en cas de dégradation soudaine du climat social auquel cas les fonds se débloquent bien plus rapidement qu’à l’accoutumée. Une réunion d’urgence, assez houleuse, a d’ailleurs été organisée, pendant les émeutes, entre la Ville et les acteurs associatifs des quartiers. Depuis la fin des événements, il n’y en a plus eu. «?Passées la gestion de l’urgence et l’émotion, nous sommes dans une phase d’analyse et de réflexion sur l’avenir, précise Myriam Nael. Il faut entendre la colère des habitants de quartier pour que celle-ci se transforme en énergie collective.?»
«?On l’aime notre quartier?»
Après six nuits d’émeutes, le calme a fini par revenir dans les quartiers nantais. Les caméras se sont braquées ailleurs laissant les habitants dans l’indifférence générale. «?Qui dit retour à l’ordre après l’émeute dit aussi oubli. Ce n’est plus un problème public jusqu’à la prochaine fois que le scénario se répétera?», observe le sociologue. De fait, malgré les «?réflexions sur l’avenir?», la crise n’a encore donné lieu à aucune réunion dédiée entre les services de l’État et la mairie, confirme Myriam Nael.
Les habitants du Breil se retrouvent donc entre eux et en profitent pour resserrer les rangs. «?On l’aime notre quartier, on est très solidaires, ça nous a tous affectés ces événements?», déplore une jeune femme, autour d’un barbecue, organisé collectivement par les habitants au cœur de la cité, pour «?se retrouver et rendre hommage à Abou?».
Politiquement, les réponses apportées, tant par l’Etat que par la municipalité, sont encore très floues. C’est du moins l’avis de Julien Bainvel, conseiller municipal Les Républicains à Nantes. «?Du côté de la mairie, il ne se passe rien depuis ces événements. Ils sont complètement dépassés?», avance-t-il tout en pointant un «?déni de réalité sur l’augmentation de l’insécurité à Nantes?».
Malgré ce qu’il décrit comme une «?bavure policière?» au Breil, le numéro deux de l’opposition nantaise milite ardemment en faveur de l’armement des policiers municipaux qui doivent pouvoir «?protéger la population en étant protégés eux-mêmes?». Il critique aussi l’action de l’Etat qui n’a «?pas déployé de moyens supplémentaires en terme de police malgré les annonces?». Sur ce point, Myriam Nael le rejoindrait presque, elle qui estime que «?la République n’est pas aux côtés des habitants des quartiers?». Des chiffres qui circuleraient en interne prévoiraient l’arrivée de 60 policiers supplémentaires en Loire-Atlantique d’ici à 2019, pour une quarantaine de départs estimés. La nouvelle police de sécurité quotidienne (PSQ), voulue par Emmanuel Macron et qui devra être doté de moyens humains, doit également entrer en fonctionnement dès janvier 2019. Mais elle ne sera pas déployée au Breil, mais seulement aux Dervallières et à Malakoff .
Plus insidieusement, c’est ce qui se trame en silence dans ces quartiers populaires qui inquiète Michel Kokoreff. « Les émeutes font du bruit, elles sont spectaculaires et télégéniques mais la vraie menace ce n’est pas l’explosion mais l’implosion.?» Plus discrète mais aussi plus dangereuse, elle bouleverse l’équilibre social. «?C’est un état de fragmentation, de détachement, de décollectivisation, et ça, ça ne fait pas de bruit mais ça peut être très dangereux.?»
source : https://www.mediacites.fr/enquete/nantes/2018/09/27/un-ete-apres-les-emeutes-le-malaise-persiste-au-breil/
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