Lola, une fille à pédés révolutionnaire
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À BORDEAUX
« Bordeaux était alors un pôle de la « contre-culture » et des prémices de la « révolution sexuelle ». Avec la création en 1965 du festival Sigma, « creuset de la création avant-gardiste » qui « électrisa Bordeaux pendant près de trois décennies », et notamment la participation fulgurante, en 1967, du Living Theatre : « Sigma c’est le signe mathématique de la somme, ça se voulait la somme de tous les arts. Il n’y avait rien de comparable dans les autres villes. Il y avait le Living Theatre, Xenakis, la musique électronique, des peintres, un peu de tout. Il n’y avait pas de rapport direct avec les AG, mais tout le monde y allait. Ça faisait partie de la culture locale, donc ça a joué un rôle. »
À l’université, on n’était pas en reste puisqu’un professeur de sociologie maoïste (!) organisait dans ses cours « des groupes non directifs de la parole, sur lesquels s’est greffée une sexualité non directive », « la sexualité en/ou de groupe est à l’ordre du jour » [1]
Anal Wintour : On aimerait, pour commencer, que tu nous racontes ce que tu as vécu ici, à Bordeaux : l’ambiance politique, les évènements, la ville… Le contraste doit être saisissant avec aujourd’hui.
Lola Miesseroff : Bordeaux, j’y suis venu un peu par hasard. J’avais connu des copains à Avignon en 1968 et 1969 que j’ai retrouvés ici. À l’époque, Bordeaux m’est apparue comme une très petite ville. Il y avait deux ou trois endroits où les gens se retrouvaient. Autour de la place Pey Berland, il y avait des cafés : le Pey-Berland, le New York et un truc qui s’appelait la Brasserie des Arts. Il y avait Saint-Michel, le quartier anar où les parents d’une de nos copines avaient un restaurant. Il y avait « tout un milieu et une solide tradition anars », « où les anarchistes espagnols réfugiés avaient fait souche » [2]. Il y avait un local rue du Muguet [3] où il y avait un ciné-club ; il y avait aussi, le festival Sigma. Quand je compare Bordeaux avec les autres villes où les étudiants radicaux ont pris, Bordeaux était très dans la culture. Il y avait Pierre Molinier [4] et tous ceux qui le suivaient. Tu avais Bouyxou qui n’a jamais participé au tract « Crève salope » des Vandalistes contrairement à ce que l’on raconte. Il s’en est vanté, mais il n’y était pas.
“En 1967 donc, quelques jeunes gens en rupture de ban s’ennuyaient ferme à Bordeaux, rêvant désespérément d’en découdre avec ces « Chartrons » qui monopolisaient les meilleurs vins, classés dès 1855 et vendus à des prix prohibitifs. On n’avait pas vu d’émeutes depuis la Fronde… C’est dans ce ciel grisâtre – et qui, à certains, devait paraître serein – qu’éclata le 31 mars 1968 un tract signé d’un Comité de salut public des Vandalistes jusqu’alors inconnu : cette feuille était un tissu d’injures adressées à toutes les autorités (parents, professeurs, flics et curetons) et à tous les impuissants (étudiants en particulier). Ce fut le début de l’affolement chez les fils à bourgeois des quartiers protégés qui fréquentaient l’université” [5]
Lola Miesseroff : Et puis j’ai découvert cette bande qui avait signé ce fameux tract Comité de Salut public des Vandalistes et qui était en fait un réseau. Dans ce réseau de gens, on trouvait des marginaux, certains faisaient des études, d’autres étaient des prolos complets.
Dans les relations entre les gens, les plus proches de l’Internationale Situationniste ne connaissaient pas grand-chose du monde ouvrier. En revanche, le fameux groupe de voyous qui les avaient rejoints avait constitué le groupe Octobre. Claire Auzias, qui a travaillé sur les voyous de Mai 68 [6] a fait un excellent livre là-dessus et continue à travailler sur le sujet. Quand le mouvement de mai 68 s’est arrêté et que les enfants sages sont partis en vacances, eux sont allés s’entraîner. C’est un épisode que même moi je ne connaissais pas. À Bordeaux il n’y avait pas, comme à Nantes, de fortes liaisons avec les ouvriers.
Il y avait des gens très bizarres à Bordeaux, des gens vraiment extraordinaires. Il y avait un mec que j’aimais bien. Il s’appelait Alexis Cassagne, c’était un prolo, il s’était fait casser la gueule pour avoir manifesté en réclamant la retraite à 30 ans. Une nuit, il s’est jeté ou il est tombé du pont de la Garonne on ne le saura jamais. Enfin, Bordeaux était peuplé de toutes sortes de gens étranges.
Autour du café Le Pey-berland, il y avait toute une animation avec des côtés un peu beatniks, des gens plus avancés, des anars, cette bande cryptosituationniste dont je parlais, et puis toute sorte de gens, des artistes, etc. Le Pey-Berland était un endroit magique, extraordinaire, et il était tenu par un vieux couple très convenable.
Anal Wintour : Que vous appeliez Papa et Maman ?
Lola Miesseroff : Oui, tout le monde les appelait comme ça. Un copain m’a raconté une histoire récemment. Un voyou qui sortait de taule était au Pey-berland quand Maman lui dit : « écoute, je dois aller faire une course est-ce que tu veux bien garder le bar ? ». Elle lui disait vraiment quelque chose à ce moment-là. Elle était en train de lui dire : « Oui, je sais que tu as fait de la taule, je sais que tu es un voleur, je te donne ma confiance et je veux te le montrer ». D’où cette femme sortait ça ? D’où sortait-elle cette sensibilité de mettre un taulard, un voyou, derrière son comptoir pour lui montrer qu’elle pensait que c’était un mec bien et qu’elle n’en avait rien à foutre du reste ? C’était unique.
À la même époque, il y avait à Bordeaux celui que l’on nommait le déserteur, un mec qui avait refusé d’aller à l’armée et dénonçait la guerre menée par la France au Tchad. Il s’appelait Martinez, je m’en souviens encore. Il arrivait dans des assemblées générales où il prenait la parole et les flics le cherchaient partout.
Anal Wintour : Et après ses interventions, il se cachait ?
Lola Miesseroff : Ça devait être en 1970-71. Il rentrait dans son trou et les flics ne le trouvaient jamais. Au point que la police nous pistait tous, y compris moi d’ailleurs. Comme je venais souvent faire des enquêtes à Bordeaux, ma boîte me payait un hôtel. Il y a une nuit où je ne suis pas rentrée et l’hôtelier m’avait attendue toute la nuit pour fermer sa boutique. Et on commence à s’engueuler, il est violent et il me dit : « De toute façon, quand on est surveillée par la police… ». A cette époque, les hôtels devaient donner à la police des fiches de renseignement que chaque client remplissait. Les flics devaient imaginer que j’étais une envoyée spéciale de je ne sais quoi, alors que je venais pour bosser. Ils étaient assez cons et ils surveillaient tout le monde.
LA PRATIQUE DU TAS
“Toutes sortes de jonctions s’opéraient dans une grande fluidité et nous commençâmes bientôt à faire l’amour en groupe de façon spontanée. Dans ce que nous appelions « le tas », tout était possible, c’était sensuel, c’était tendre et aussi très joyeux. On ne décrétait ni n’organisait un “tas” si ce n’est au dernier moment, quand il nous fallait trouver un lit ou une chambre plus larges pour nous ébattre collectivement.” [7]
Anal Wintour : Dans ton livre, tu racontes quelque chose qui a suscité beaucoup de curiosité de notre part, c’est la pratique du tas.
Lola Miesseroff : Dans notre cas, il y avait des pratiques homosexuelles ce qui n’était pas le cas d’autres gens qui pratiquaient des tas comme ceux de la fac de Bordeaux. Et ce qui est incroyable et que je n’explique pas, c’est qu’en parallèle à Marseille on appelait ça aussi des tas. Quelqu’un a dû rapporter ça, à moins qu’ils nous l’aient piqué à nous, on ne le saura jamais.
Anal Wintour : Mais alors qu’est-ce qui différenciait la pratique du « tas » d’une orgie ou d’une partouze ?
Lola Miesseroff : Nous, on faisait plus que ça et, surtout, on ne le faisait pas de manière systématique. Ça se décrétait sur le moment. C’était la recherche de la transgression, du plaisir, mais du plaisir que l’on obtenait en transgressant ce qui nous était interdit. Tout est sérieux de nos jours alors que nous, on n’arrêtait pas de déconner. Je me rappelle d’un tas, qui a été décisif dans ma vie puisqu’il a généré une histoire d’amour à répétitions pendant de très longues années. On s’est retrouvés à Marseille dans une chambre avec un grand lit. On avait décidé de tous y aller ensemble. Et mon meilleur pote, Christian, avait trouvé un garçon dans le tas à qui il faisait croire que j’étais sa sœur ce qui mettait le gars dans un incroyable état d’excitation. Et puis, à la fin de la nuit, je me suis retrouvée avec un copain qui, à ce moment-là, était avec un garçon. Au petit matin, nous n’étions plus que quatre dans le lit : Christian et son mec, moi et ce garçon avec qui on est toujours amis. Quand son fils m’a dit : « Tu l’as rencontré où, mon père ? », je n’ai pas osé le lui dire. Il faut aussi dire que tout ça se passait dans des réseaux amicaux, sans doute un peu excluants. Tout le monde n’y était pas admis, c’était comme un vase clos un peu élargi. Mais, pour nous, c’était aussi un acte politique. On ne le disait pas au moment où on le faisait, mais toute notre vie était orientée par la pensée que la Révolution allait avoir lieu demain. Tout ça se passe dans la foulée de 68. La révolution arrivait, donc il fallait la préparer. On était tout le temps en train de faire quelque chose. Ça pouvait être sexuel, participer à un mouvement, faire un scandale dans la rue ou ouvrir des caisses au supermarché… Jouer les petites terreurs, quoi. On poursuivait l’idée d’une insurrection totale, on était tout le temps sur la brèche.
On habitait ensemble, mais il ne fallait pas dire en communauté. La communauté, c’est la communauté de la misère. Quand les gens disaient qu’ils habitaient en communauté nous on répondait : « Non, ça n’existe pas ». On vivait en groupe parce qu’on pensait que c’était la meilleure façon pour être actifs. À Paris, on habitait en groupe dans un trois pièces, à la fin on était douze ou quinze dedans. Il y avait deux pièces pour dormir ou autre chose, et une pièce réservée aux gens qui voulaient causer. Évidemment on avait des lits collectifs donc tu peux imaginer ce qui s’y passait. Et ça a duré un moment puisque, quand on est entrés au FHAR, ça a continué dans un autre appart collectif.
LE FRONT HOMOSEXUEL D’ACTION RÉVOLUTIONNAIRE
« Le nom que le petit groupe se donna dans la foulée annonçait déjà qu’il ne s’agissait pas d’un mouvement de libération des homosexuels, mais d’un front révolutionnaire animé par des homosexuels. Parfait pour Jojo, Christian et les autres qui n’entendaient pas se définir par leur orientation sexuelle, mais comme des “révolutionnaires” qui avaient, comme les femmes, une répression spécifique de plus à combattre plus activement. » [8]
Anal Wintour : Le FHAR c’est arrivé comment pour toi ?
Lola Miesseroff : Avec tout ce petit monde, on était déjà dans de grandes discussions. Mon ami Christian, qui était très jeune, était énervé de ne pas pouvoir coucher avec une fille. On pouvait discuter de ça pensant des heures. Il avait retrouvé une scène initiale de blocage sur les filles qui n’expliquait pas son attirance pour les garçons, mais qui expliquait son blocage sur les filles. Le père de la petite voisine avec laquelle ils s’amusaient lorsqu’il avait 5 ans avait menacé de la lui couper et de le pendre par les oreilles. On avait dépiauté tout ça entre nous et puis, un jour, tout d’un coup, quelqu’un arrive et dit : « Y’a Christian et Laure qui sont en train d’essayer de baiser ».
Tout le monde chuchote, on attend, on se dit : « Putain, il va y arriver ». C’était l’enjeu, il avait dit : « Je sais que j’aime les garçons, mais si je ne peux pas du tout coucher avec une fille, je ne suis même pas sûr que j’aime les garçons. Si c’est qu’un blocage, ça ne m’intéresse pas. »
Et alors ils arrivent tous les deux, écroulés de rire, et ils étaient vachement contents. Et Christian, entre deux camionneurs, il pouvait lui arriver de rencontrer une fille, même si c’est resté très occasionnel. On était dans cette problématique-là et on n’a jamais été dans des groupes exclusivement déclarés homos. C’était toujours un mélange de gens. À Aix, on était déjà dans des provocs assez redoutables, les réactions violentes ne s’appelaient pas encore homophobie mais on se faisait casser la gueule et on tapait aussi. Nous étions très sensibilisés à toutes ces questions.
On a été au M.L.F. [9] une fois avec les copines, les garçons nous attendaient au bistrot d’en face. Et puis on apprend l’existence du FHAR, je sais plus comment, peut-être par Alain Pacadis qui traînait beaucoup à la maison. Pacadis était vraiment un drôle de personnage, il est devenu ensuite le prince des nuits parisiennes et faisait les chroniques du nightclubbing dans Libération. Le FHAR se réunissait encore dans un local protestant avant que la première AG ne se tienne aux Beaux-Arts. On a tout de suite plongé dans cette histoire-là, ça nous convenait vachement bien parce que ce n’était pas un front de libération homosexuelle mais un front de lutte contre les discriminations et surtout un front de lutte et d’action révolutionnaires. On y a connu plein de gens. L’appartement où nous habitions à ce moment-là est devenu le siège d’une des commissions du FHAR, la commission du 4e, celle du Marais qui n’était pas du tout le quartier qu’il est aujourd’hui. C’est là que j’ai rencontré Hélène Hazera qui avait encore l’apparence d’un garçon. Cet appartement est resté un lieu de rencontre et d’organisation même quand on a quitté le FHAR un peu plus tard, avec un tract de rupture titre : Et voilà pourquoi votre fille est muette.
Au FHAR, on était bien, il y avait plein de discussions, Il se passait plein de choses, c’était festif, il y avait des comités de quartiers. Le comité d’action du quartier était tout à fait intéressant. Et puis dans les AG on voit apparaître les tactiques bureaucratiques comme de décider des trucs avant d’arriver à l’AG. Ça commençait à nous mettre en colère. Là-dessus, on annonce en AG que le FHAR est invité dans une galerie d’art pour un vernissage. Mon copain Jacques, très remonté, y va avec d’autres et commence à graffiter sur les tableaux : « Les pédés sont des vandales ». Quelle indécence de nous inviter à un vernissage ! Le FHAR est devenu quoi ? Une officine de relations publiques mondaines pour milieux artistiques ? On n’était pas contents du tout. Il y avait un Bordelais dans le groupe, un mec que j’aimais beaucoup, il s’appelait Jacques Dansette. Avec lui, un jour, on a déroulé des kilomètres de papier-cul rose sur l’AG pour dire : « C’est tout ce que ça vaut le FHAR ! ». Même on y a aussi rencontré des gens qui, comme nous, s’opposaient à cette bureaucratisation et qui ont formé par la suite les Gazolines [10].
Même après qu’on ait quitté le FHAR, la maison était encore un centre, il y avait toujours les clés sur la porte, c’était aussi un grand baisodrome. Et un grand droguodrome si je puis dire. Tout le monde passait et ça a été tout un moment d’activités qui n’était pas forcement centrées sur la cause homosexuelle. Ça a duré pour moi à peu près jusqu’à l’enterrement de Pierre Overney. Les Gazolines y ont fait les pleureuses [11].
Anal Wintour : C’était une sacrée provoc ».
Lola Miesseroff : Nous étions avec elles, mon compagnon portait un pantalon rose, il était maquillé comme une châsse. C’était drôle, mais drôle… Daniel Guérin [12] s’en est indigné vertueusement. Même si Overney était un maoïste, on regrettait qu’il soit mort. Ce qui s’est passé au FHAR était toujours multiforme, il y avait toutes sortes de choses. Un truc que nous avons un peu raté, c’est le Fléau Social, la revue d’Alain Fleig. J’ai demandé à Hélène Hazera pourquoi on n’aimait pas Alain Fleig, elle m’a répondu : « c’est parce qu’il faisait partie des petits chefs ». Alors que ce qu’il a fait était très honorable, on trouvait ça très bien. Mais on ne fréquentait pas ces gens que l’on pensait être des bureaucrates. C’est un peu dommage. Il y a des occasions manquées parfois.
Anal Wintour : Existait-il des tendances au sein du FHAR, des groupes, des sensibilités politiques ?
Lola Miesseroff : Pas tant, on était pourtant très nombreux à l’époque. Je ne sais même plus combien. Il y avait de moins en moins de filles, elles avaient foutu le camp. On faisait partie, ma copine et moi, des dernières filles. J’ai quand même ramené quelques femmes, mais la plupart des filles du FHAR étaient parties dans des histoires du genre des Gouines Rouges pour qui être homo devait être « un choix politique ». On était drôlement loin de la sexualité libre et multiple que nous revendiquions. Donc il y avait beaucoup de garçons et des petits chefs gauchistes maos et trotskos comme Laurent Dispot, qui un jour m’a avoué carrément qu’il était toujours mao. Je m’étais fâchée avec lui sérieusement. Il m’avait dit : « Mais tu sais moi, je suis resté maoïste ». Comme ce connard de philosophe, Badiou. C’est drôle parce qu’il y a toujours eu aussi la mondanité qui guettait, avec ses histoires de galeries d’art et de milieux artistiques, ce qui allait être la période Palace [13]. Et là j’ai très vite décroché. Chacun a un peu pris sa route. Hélène par exemple, a commencé à prendre des hormones. Je m’étais demandé pourquoi elle avait été au tapin pendant un moment. Elle avait posé candidature à l’IDHEC (aujourd’hui la FEMIS), elle avait été admise, et quand ils ont découvert qu’elle était en transition, tout d’un coup, ça n’allait plus.
Anal Wintour : Ils lui ont refusé l’IDHEC.
Lola Miesseroff : Elle s’est fait ensuite quelques temps de tapin avant d’être embauchée à Libération comme chroniqueuse télévision. Bel exemple de changement de situation.
L’ARRIVÉE DU SIDA
« Il faut imaginer la tête des soignants de l’Institut Tarnier en voyant débarquer une dizaine de jeunes hommes et femmes aux relations sexuelles interconnectées de diverses façons et ayant tous, en conséquence, contracté la même maladie vénérienne. Depuis, nous avions acquis quelques années et perdu un peu de notre fantaisie, ce qui fait que l’arrivée du sida et de la capote obligatoire nous prit vraiment de court.
Pourtant, il fallut bien se faire aux nouvelles contraintes que cette saleté de virus imposait. » [14]
Anal Wintour : La période Palace dont tu parlais, c’était le début de la décennie du vide ?
Lola Miesseroff : Il y avait indéniablement une décrue par rapport à la Révolution. Puis par-dessus tout, il y a eu le sida. Ça a changé la donne. Parce que ce qui nous permettait d’être si libres sexuellement… s’est arrêté. Il y avait un peu de MST qui circulaient, mais ce n’était pas phénoménal. Il y avait la gale entre autres. Je ne l’ai jamais eu, j’ai eu une chance folle. On vivait en groupe, on faisait attention aux serviettes, aux affaires, mais il y avait toujours des gens qui venaient se laver à la maison. Mais il n’y avait pas le sida. L’arrivée du sida a été un coup… c’est indescriptible. On en a perdu des gens. Des garçons et des filles. Parce qu’il y avait à la fois la sexualité dont l’homosexualité qui a été mise en avant, mais aussi les usagers de drogue, particulièrement de l’héroïne [15].
Anal Wintour : En fait, la stigmatisation de toutes les populations considérées comme marginale, voire négligeables : les drogués, les putes, les homos…
Lola Miesseroff : Il y avait beaucoup d’homos bourgeois qui n’étaient pas de ces marginaux. Il faut se rappeler d’un petit détail, c’est qu’avant le FHAR, il y avait Arcadie [16]. Vous en avez entendu parler ? Arcadie était un endroit très honorable. On parlait d’homophilie et il n’y avait que des garçons. René Lefeuvre des éditions Spartacus, allait à Arcadie. Et moi un jour je l’engueule et lui dis : « Mais ça ne va pas ! Qu’est-ce tu vas foutre à Arcadie ? » René me répond, en larmes : « Mais tu ne te rends pas compte, c’est la première fois de ma vie que je peux danser avec un garçon, que je peux tenir la main d’un homme. Il n’y a qu’à Arcadie que je peux faire ça ». Je l’ai fait pleurer. On me l’a rappelé après, j’en ai eu honte, c’était un vieux monsieur et j’étais quand même une peste.
Anal Wintour : Dans ton livre tu expliques qu’il ne s’agissait pas de porter des revendications spécifiques pour les homos ou pour les lesbiennes. Tu dis simplement : « je voulais libérer les sexualités ».
Lola Miesseroff : Peut-être parce que j’ai une histoire singulière par rapport à tout ça, j’ai toujours pensé que c’était la seule chose à faire. Et ça n’empêche pas de lutter par ailleurs pour des droits. Même dans le travail, il faut se battre pour le bout de gras, bien sûr. Tu ne peux pas échapper à des luttes conjoncturelles où tu vas te battre pour défendre tes droits. J’ai toujours pensé qu’il n’y avait pas de raison que tout le monde ne s’en mêle pas, de ces luttes-là. Je veux bien que chacun prenne ses luttes en main, mais on est quand même solidaires. C’est vrai que c’est très compliqué. Est-ce qu’il faut se définir ? C’est ça la question. On pourrait très bien s’appeler le groupe orchidée ou je ne sais quoi et après tu fais une plate-forme où tu peux expliquer tes positions. Au FHAR, ce qui nous convenait, c’est d’abord que c’était une initiative mixte. Et mixte à tous les niveaux. L’idée d’appartenir à je ne sais quoi, ce n’est pas l’émancipation. L’émancipation de l’humanité passe par l’émancipation de l’aliénation et de l’exploitation et de tout ce que ça entraîne. S’il n’y avait pas la division du travail, la question ne se poserait pas. L’homosexualité en tant que catégorie à réprimer est une invention relativement moderne.
Aujourd’hui, mais évidemment ça dépend des milieux, il y a une admission sociale de l’homosexualité. C’est plus facile. Néanmoins, il existe un plafond de verre qui est presque identique à celui des femmes, sauf dans certains milieux de travail.
Anal Wintour : L’homosexualité est plus acceptée si néanmoins elle ne casse pas la norme du masculin et du féminin. Pédé et prolo ça ne passe toujours pas. Pas que ça ne passe pas dans ces milieux-là, mais chez les homos, entre nous, on ne peut que constater qu’il existe un désir d’ascension sociale.
Lola Miesseroff : La mondanité qui peut être mise en route dans tous les milieux, les garçons autour de nous n’y échappent pas. Le milieu homosexuel a toujours été un ascenseur social. C’est un milieu où l’on s’éduque et l’éducation est un ascenseur social. Le milieu homo a toujours rassemblé, c’est un milieu interclassiste. Même s’il y en avait de plus bourgeois que d’autres, j’ai rencontré beaucoup de gens qui venaient de milieux prolos dans des boîtes de garçons. C’est un ascenseur social possible, comme celui des beaux gosses et des belles filles, de ceux qui ont la beauté ou le charisme.
ET MAINTENANT ?
« Quant au “communautarisme” gay, pour aussi peu révolutionnaire qu’il puisse être en lui-même, on ne peut néanmoins oublier qu’il s’est construit en réaction tant à la répression qu’aux conséquences de l’épidémie du sida, et ce n’est pas la fréquence des agressions homophobes et des meurtres de transgenres un peu partout dans le monde qui va conduire à le remettre en cause, c’est le moins que l’on puisse dire. Les luttes de défenses sont donc plus que jamais nécessaires, mais les luttes pour les droits ne devraient, selon moi, représenter qu’une étape, ou plutôt qu’une partie de la lutte contre toutes les oppressions. » [17]
Anal Wintour : L’époque que tu racontes nous semble tellement moins corsetée qu’aujourd’hui. Tant au niveau politique qu’au niveau sexuel. Dans l’un comme dans l’autre, on est astreint à se définir pour pouvoir exister.
Lola Mieserroff : Il ne faut pas magnifier non plus cette époque. C’étaient des belles aventures, mais c’était lié à un contexte social donné, d’avant la grosse crise. Vous êtes nés trop tard dans un monde trop vieux. Mais je fais de la transmission et l’idée c’est de transmettre à ceux que ça intéresse, pas de faire la leçon.
Devoir se définir, ça me fait chier. On est dans une époque d’identitarisme et de catégorisations, d’une quête vraiment énervante, comme s’il fallait toujours avoir une identité. Se définir par rapport à son identité de soi-disant race, genre, orientation sexuelle. À partir du moment où tu commences à faire de l’identité une catégorie publiquement identifiée, qui en plus a vocation de critique sur d’autres identités, tu es obligé d’adopter un code et ça ne m’emballe pas beaucoup.
C’est pareil dans les luttes pour vous, j’imagine. Ce n’est pas les étudiants qui sont les plus intéressants, c’est les franges les plus radicales qu’il faut rencontrer. Parce que queer ou homo, la lutte pour l’émancipation passe par l’expérience politique. Le fait que dans votre groupe il y ait une majorité d’homos ce n’est pas un détail, mais l’essentiel c’est d’avoir des positions politiques vachement claires et votre sexualité ne fait rien à l’affaire. Mais il y a les affinités, il faut aussi avoir des affinités avec les gens qu’on rencontre.
« La révolution est plus que jamais nécessaire, mais son horizon semble s’être très éloigné. Je suis hors de toute problématique espoir/désespoir quand je dis ça. Mais il y a une chose que je sais, c’est que les évènements historiques explosent, éclatent alors que personne ne s’y attend, ou que très peu de gens s’y attendent. On a parfois un peu d’intuition en se disant qu’il va se passer quelque chose, mais on ne peut pas deviner quelle va être sa dimension. Pour moi, il n’est jamais impossible qu’il y ait des évènements historiques extrêmement importants dans nos pays. » [18]
Bibliographie :
Fille à pédés de Lola Miesseroff
Voyage en outre gauche de Lola Miesseroff
Homo, Question sociale et question sexuelle de 1864 à nos jours de Gilles Dauvé
[1] Voyage en outre-gauche Paroles de francs-tireurs des années 68 Lola Miesseroff libertalia 2018 page 103-104
[2] ibidem page 102
[3] http://www.atheneelibertaire.net/
[4] Pierre Molinier, né le 13 avril 1900 à Agen et mort le 3 mars 1976 à Bordeaux, est un photographe, un peintre et un poète français. Il est surtout connu pour ses tableaux érotiques et pour ses photomontages, mises en scène de son propre corps et autoportraits travestis, où s’expriment son culte de l’androgynie et son fétichisme des jambes.
[5] Voyage en outre-gauche Paroles de francs-tireurs des années 68 Lola Miesseroff libertalia 2018 page 106-107-108
[6] Claire Auzias Trimards, « Pègre » et mauvais garçons de Mai 68, Atelier de Création libertaire, 2017
[7] lola miesseroff Fille à pédés libertalia 2019 page76-77
[8] idem page 89
[9] Mouvement de libération des femmes. http://8mars.info/tag/mlf
[10] Groupe informel au sein du FHAR, les gazolines se signalent par leurs provocations et leurs jeux sur le genre. Rempart autoproclamé contre les gauchistes et la bureaucratisation des assemblées.
Voir l’entretien avec Helene Hazera http://trounoir.org/?ON-LES-AURA
[11] Pierre Overney, militant maoïste, est abattu par Jean-Antoine Tramoni, agent de sécurité de Renault, le 25 février 1972 à 14 h 30, devant les grilles de l’avenue Émile-Zola, alors qu’il cherchait à entrer dans l’usine avec un groupe de militants. Le samedi 4 mars 1972, jour de ses obsèques, une grande manifestation rassemble 200 000 personnes, dans un cortège de 7 km. Le meurtre de Pierre Overney a été vengé par celui de Jean-Antoine Tramoni en 1977.
[12] Daniel Guérin, né en 1904 dans le 17e arrondissement de Paris et mort en 1988 à Suresnes, est un écrivain révolutionnaire français, anticolonialiste, militant de l’émancipation homosexuelle, théoricien du communisme libertaire et historien.
[13] Le Palace incarne admirablement l’époque de transition entre les années 70 et les années 80. D’une homosexualité politique radicale, on est passé à une homosexualité disjointe du politique. Fric, drogue et paillettes, c’est le début de la décennie du vide.
http://paris70.free.fr/palace.htm
[14] lola miesseroff Fille à pédés libertalia 2019 page 103
[15] idem page 106-107
[16] Voir Arcadie : sens et enjeux de « l’homophilie » en France, 1954-1982 de Julian Jack paru dans la revue d’histoire moderne&contemporaine 2006/4 (n°53-54) pages 150 à 174
Du même auteur : Arcadie, La vie homosexuelle en France, de l’après-guerre à la dépénalisation, 2009, éditions autrement.
[17] lola miesseroff, Fille à pédés, libertalia, 2019 page 138
[18] Voyage en outre-gauche Paroles de francs-tireurs des années 68 Lola Miesseroff libertalia 2018 page 278
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http://trounoir.org/?Lola-une-fille-a-pedes-revolutionnaire
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