Le fond de l’air est gris: «grand remplacement» et islamophobie au temps du covid-19
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« Une affection n’est mauvaise ou nuisible qu’en tant qu’elle empêche l’âme de penser. » Spinoza, Ethique, V, IX, démonstration
« Ameuter les masses, lancer les foules est un exercice d’autorité non moins étranger à la raison que d’amasser quelque majorité (…). Nous sommes aujourd’hui sous le gouvernement de la démagogie beaucoup plus que sous le gouvernement de la démocratie. » Ch. Péguy, De la raison, 1901.
Sans doute un peu naïvement, certains pensaient que, privés d’émissions radiophoniques et télévisuelles en raison du confinement, les bateleurs et les bavards médiatiques seraient contraints de réduire le débit de leurs logorrhées et de tempérer la virulence de leurs diatribes. Plus encore, que ces chantres de la nation, qu’ils prétendent incarner, seraient sensibles aux appels à l’union lancés par le chef de l’Etat. Il n’en est rien. Ils persévèrent. Certains dans la presse écrite, d’autres dans divers médias en ligne car eux savent, qu’au-delà des événements présents, perdurent des maux d’une autre nature, lesquels exigent de ne pas baisser la garde car ils sont autant de dangers majeurs pour l’intégrité du pays.
Fort de son double statut de philosophe et « d’immortel », depuis qu’élu à l’Académie française il peut porter l’habit vert, se coiffer d’un « bicorne à plumes d’autruches noires frisées à la main » et lutter contre les causes de la décadence nationale grâce son épée[1]valeureuse, Alain Finkielkraut poursuit son combat titanesque au service de la France et de la République. N’écoutant que son courage, le Charles Martel du quai de Conti ne cesse de ferrailler aux avant-postes pour repousser ceux qui, inlassablement, cherchent à ruiner, y compris au plus fort de la crise sanitaire, l’identité de l’une et l’unité de l’autre. Grâce à lui et à quelques autres du même tonneau, « le nihilisme n’a pas encore vaincu. » Et pour étayer cette proposition générale d’une preuve probante, le même ajoute dans un entretien accordé au Figaro : « nous demeurons une civilisation[2]. »
Admirable. Cette dernière n’est jamais aussi grande que lorsqu’elle est confrontée à des épreuves majeures, bien sûr. Grossière contribution apportée à une mythologie nationale-républicaine recuite. Vainqueur aujourd’hui confiné, certes, mais vigilant toujours car les périls subsistent, ce vaillant chevalier ne se laisse pas ennivrer par cette victoire arrachée de haute lutte. Si une bataille a été remportée, le moment n’est pas encore venu de ranger le fer au fourreau car « nous avons des ennemis, bien réels, bien humains ». Où se trouvent-ils ? Ils sont massés aux portes de l’Europe. Qui sont-ils ? Les migrants utilisés par « le sultan du Bosphore » qui veut « notre submersion » ; nous « aurions tort » de l’oublier.
Grossière écholalie et orientalisme de comptoir. Tous deux mobilisent un imaginaire de la croisade et d’anciennes représentations qui ont fait de l’Orient, réputé par essence despotique, hostile au libre exercice de la raison comme au progrès des sciences et des techniques, l’envers absolu d’un Occident prétendument honni pour sa liberté et sa précellence, et pour cela combattu à la pointe de l’épée par les sectateurs du prophète Mahomet. Mais la différence des temps n’échappe pas au très subtil Alain Finkielkraut. Celui qui préside aux destinées de la Turquie sait qu’il ne peut s’engager dans un conflit ouvert avec le « Vieux continent ». Aussi, les migrants et les réfugiés sont-ils les nouveaux barbares du XXIème siècle quimènent une guerre à bas bruit destinée à saper la « civilisation » précitée. Tous font donc peser, en raison des caractéristiques religieuses et culturelles qui leur sont imputées, une menace jugée existentielle pour l’Europe en général et la France en particulier. Islamophobie[3], xénophobie, racisme culturaliste et différencialiste, et « théorie du grand remplacement » sont au principe de cette weltanschauung éculée qui a vu le jour pendant l’entre-deux-guerres sous la plume, notamment, de Theodore L. Stoddard, un politiste états-unien qui s’est rendu célèbre en publiant Le Flot montant des peuples de couleur contre la suprématie mondiale des Blancs (1920)[4].
Aux dangers qui viennent d’être rappelés, d’autres s’ajoutent. Ils sont plus terribles car ceux qui les incarnent sont établis depuis longtemps dans certains territoires de l’Hexagone où ils imposent leurs lois. A preuve, dans les « quartiers qu’on appelle “populaires” depuis que l’ancien peuple[souligné par nous] en est parti, le trafic continue, les contrôles policiers dégénèrent en affrontements, des jeunes dénoncent une maladie ou un complot des “Blancs” et les maires hésitent à imposer un couvre-feu parce qu’ils n’auraient pas les moyens de le faire respecter. Union nationale, bien sûr, mais formons-nous encore une nation ? », s’interroge A. Finkielkraut qui laisse cette angoissante question en suspens.
Le « grand remplacement » n’est donc pas un spectre lointain. Ancien, puisqu’il remonte, selon lui, à l’année 1976 date à laquelle « l’immigration » est devenue de « peuplement[5] », il a déjà eu des conséquences dramatiques. En témoigne cette situation qui a vu les Français chassés des banlieues où sévissent désormais de jeunes étrangers ou des “issus de l’immigration nord-africaine et sub-saharienne” qui sont dans la nation sans être de la nation. Nouvelle classe pauvre d’autant plus dangereuse que ceux qui la composent sont ou demeurent des allochtones en raison de leurs traditions religieuses et culturelles supposées, et de leur opposition farouche à l’assimilation[6].
De là, aussi, leurs comportements présents, soutient Michel Onfray, un autre philosophe, qui s’insurge contre les violations réitérées du confinement commis par ceux qui vivent dans « les territoires perdus de la République.[7] » Philosophe c’est-à-dire amoureux de la sagesse ? Eu égard à son involution, et comme ses pairs précités, philo-idéologue est plus juste pour le qualifier au mieux, lui et les membres de cette cohorte qui ont micros, caméras et tribunes ouvertes ce qui ne les empêchent nullement de dénoncer la censure dont ils seraient victimes et la dictature de la pensée unique. A chaque époque ses “nouveaux philosophes” et ses toutologues pisse-copies et logorrhéiques qui envahissent les médias en faisant croire à des journalistes, passablement incultes et/ou acquis à leurs opinions, qu’ils pensent et qu’ils sont audacieux alors qu’ils font « un travail de cochon (…), conformiste au plus haut point.[8] »
Mais le philo-idéologue Michel Onfray n’a pas seulement l’œil et le verbe militaires et policiers, il se fait aussi ethnologue lorsqu’il s’agit d’enquêter sur les quartiers populaires. Et qu’y découvre-t-il ? Des hommes ? Des semblables ? Non des « centaines de tribus » qui, en refusant de se plier aux consignes du gouvernement, « perdent la République toute entière. » Inconscience ? « Projet » bien plutôt puisque leurs membres « savent » et « veulent » ce qu’ils font : imposer leur « séparatisme. » Pour eux, le « coronavirus est une maladie de blanc » et « Allah les en protège. » Assurément des ennemis du pays qu’ils ont déjà en partie conquis et qu’ils menacent sur tous les plans, qu’ils soient sanitaire, politique, religieux ou civilisationnel.
Dans la cinquième et dernière partie de l’Ethique, après maintes propositions, démonstrations et scolies, Spinoza soutient que la colère et l’indignation, entre autres, sont des passions mauvaises en ce qu’elles nuisent gravement au libre exercice de la raison. De là, plusieurs conséquences majeures puisque les premières empêchent également d’accéder à une connaissance aussi précise et complète que possible, renforcent la servitude passionnelle et sont autant d’obstacles sur la voie de la sagesse. Les philo-idéologues mentionnés en font la démonstration remarquable. Ils se croient libres et supérieurs, ils sont serfs et débitent des opinions éculées en les parant des atours prestigieux du savoir. Là où il faut s’efforcer de penser et de distinguer, ils pratiquent les amalgames les plus grossiers. Alors qu’il est indispensable de ne pas exacerber les passions précitées, ils ne cessent de les flatter en stigmatisant ceux qu’ils tiennent pour des ennemis intérieurs.
Philo-idéologues doublés de dangereux démagogues qui attisent mépris, indignation et colère, et s’en font gloire puisqu’ils se pensent, et sont pensés par beaucoup, comme les courageux défenseurs de la laïcité, de la République et de la France, toutes exposées à des menaces existentielles. Ils sont convaincus d’avoir atteint les sommets de la philosophie, ils la travestissent en « considérant les vices des hommes », en rabaissant « l’humanité » et en s’épanouissant « d’une fausse apparence de liberté.[9] » « Ni rire, ni pleurer mais comprendre », telle est l’une des devises prêtée au sage Spinoza. « Railler, épouvanter, honnir, faire détester et préjuger enfin » est la devise de ces Diafoirus qui fustigent ce qu’ils tiennent pour la décadence des temps présents, celle-là même qu’inconsciemment ils adorent car sans elle ils ne seraient pas ce qu’ils sont.
- Le Cour Grandmaison, universitaire. Dernier ouvrage paru : « Ennemis mortels ». Représentations de l’islam et politiques musulmanes de la France à l’époque coloniale, La Découverte, 2019.
[1]. Epée sur laquelle il a fait graver cette citation de Ch. Péguy : « La République une et indivisible, est notre royaume de France. »
[2]. Le Figaro, vendredi 27 mars 2020, p. 12. Toutes les citations qui suivent sont extraites de cet entretien.
[3]. De son côté, Zohra Nadaa-Amal écrit : « Le coronavirus a mis en évidence le rêve éternel de l’islam conquérant et de ses fidèles. Ils n’ont qu’un seul but : nous détruire. » Riposte laïque, 28 mars 2020.
[4]. Il y écrit notamment ceci : «L’immigration de couleur est un péril universel qui menace chaque partie du monde blanc. » op. cit. , p. 259. Cet ouvrage a été de nouveau publié il y a peu par une maison d’édition nationaliste-révolutionnaire, les Editions de l’homme libre. Dans un autre livre consacré à la religion musulmane, Stoddard affirme : « De la Chine à la Méditerranée », l’islam « est en ébullition. Partout brûle le feu caché de la haine contre l’Europe. » Le Nouveau Monde de l’Islam, Paris, Payot, 1923, p. 74.
[5]. Causeur, 21 décembre 2017. A. Finkielkraut précise : « Une seconde société tente de s’imposer insidieusement au sein de notre République, tournant le dos à celle-ci, visant explicitement le séparatisme, voire la sécession. » Et pour rendre justice à celui qui est à l’origine de cette pseudo-théorie qu’il défend depuis longtemps, il ajoute : « Renaud Camus fait le même constat. » En des termes moins euphémisés, Cyrano écrit sur le site de Riposte laïque (29 mars 2020) : « La troisième guerre qu’il nous faudra gagner, et ce ne sera pas la moindre, et celle que nous mènent depuis trente ans, et que vont accélérer les envahisseurs africains, qu’ils soient islamisés ou pas. » « A cause de la trahison des collabos, nous avons à présent sur notre sol 11 millions de musulmans, et quelques autres loustics qui n’ont rien de commun avec nos valeurs. » Cette contribution est sobrement intitulée : Coro, collabos et islamos : la triple guerre menée au peuple français.Différence de ton ? Assurément. Différence de nature et de fond ? Aucune.
[6]. En 2004, déjà, le philosophe Y.-Ch. Zarka débitait doctement ces anciens lieux communs. « Les valeurs de l’islam sont incompatibles avec celles de la démocratie et de la République française » et le « djihad, la guerre sainte contre l’Occident corrompu, renouvelle l’esprit de conquête qui a toujours animé l’islam. », écrivait-il. « L’islam en France : vers la constitution d’une minorité tyrannique ? » in Y.-Ch. Zarka, S. Taussig et C. Fleury, L’Islam en France, Paris, PUF, 2004, p. XIII.
[7]. M. Onfray, « Faire la guerre. », 23 mars 2020. Sur son site Michel.Onfray. com. Dans Valeursactuelles, 29 mars, 2020, Barbara Lefebvre dénonce l’inaction des pouvoirs publics à l’encontre des fumeurs de « chicha » qui violent le confinement et se « regroupent en bas de l’immeuble. »
[8]. G. Deleuze, « A propos des nouveaux philosophes et d’un problème plus général. » in Faut-il brûler les nouveaux philosophes ? sous la dir. de S. Bouscasse et D. Bourgeois, Paris, Nouvelles éditions Oswald, 1978, p. 194.
[9]. Spinoza. Ethique, partie V, X, sc.
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