On est face à un projet piloté par le « CLEMI / France TV », et dont la description est la suivante :

« Il s’agirait d’accueillir sur la semaine du 27 au 31 janvier (semaine de l’Education de France TV) Pierre Rabhi pour une rencontre avec une ou plusieurs classe »

 France TV présente ainsi son projet :

 « Le thème de la Semaine de l’éducation de France Télévisions est celui de l’Environnement.

Comment en parler quand on est un média ?

Comment sensibiliser les jeunes à partir d’une offre audiovisuelle (info, doc, mag, web).

 Nous proposerions à une ou plusieurs classes d’un établissement une rencontre en deux temps :

La projection d’un magazine (supplément du JT Week-end de France 2) sur la pollution (plastique) des fleuves (dont le Rhône) en Europe.

Ce reportage de 39 minutes pourrait précéder un échange avec Pierre Rabhi, les élèves et une médiation assurée par les enseignants.

M.Rabhi est en effet une personnalité clivante.

Le sujet est en ligne et  disponible jusqu’au 19 janvier prochain. »

 

Le CLEMI est  ici un partenaire qui relaie dans l’Education nationale une proposition de France TV, et il est le Centre de Liaison de l’Enseignement et des Médias d’Information. Il est « chargé de l’éducation aux médias dans l’ensemble du système éducatif. Il a pour mission d’apprendre aux élèves une pratique citoyenne des médias. »[2].

 

Du coup, si on comprend assez bien pourquoi France TV veut mettre en scène Pierre Rabhi, qui est ce qu’on appelle dans le monde médiatique un « bon client », on ne comprend pas du tout pourquoi un organisme chargé de l’éducation – que l’on peut espérer un minimum critique – aux médias se fait le relais de la promotion d’un gourou médiatique. Car le cas Pierre Rabhi illustre parfaitement un phénomène décrit par le sociologue Gérald Bronner dans son livre  La démocratie des crédules  : l’omniprésence, sur ce que le sociologue appelle  « le marché dérégulé de l’information », de figures médiatiques qui, pour être (au moins temporairement) populaires, n’en sont pas moins incompétentes sur le sujet sur lequel elles s’expriment. Avec comme corollaire une relativisation, voire une disqualification du discours des réels experts du domaine considéré.

Dans les cours d’éducation civique qui concernent l’éducation aux médias, j’apprends pour ma part aux élèves à comprendre la logique médiatique de la circulation de l’information, et surtout à être en mesure d’évaluer la qualité de leurs sources, notamment en repérant des arguments de mauvaise qualité, les biais argumentatifs ou cognitifs. Et voilà qu’émane officiellement de quelque part dans l’Education nationale le projet de proposer aux élèves un gourou médiatique incompétent en guise de référence !!!!!

Car de quoi exactement Pierre Rabhi serait-il spécialiste en matière d’ « environnement », qui est le thème autour duquel se réaliserait le projet ?

De quels diplômes, de quels travaux scientifiques dans quel domaine de la recherche liée à l’ « environnement » peut-il se prévaloir ? Est-il biologiste ? Géographe ? Quoi d’autre ?

 Le projet évoque la projection préalable d’un documentaire sur la pollution des fleuves européens par les plastiques.Très bien. Mais qu’est-ce que Pierre Rabhi a comme compétence spécifique sur ce sujet ? Est-il un chimiste spécialiste des plastiques ? Est-il un expert de l’analyse qualitative  des eaux fluviales ?

 Dans un lycée, un intervenant extérieur est quelqu’un qui doit apporter un plus par rapport à ce que peuvent proposer les intervenants habituels que sont les enseignants, qui pour leur part sont des professionnels et de leur discipline et de la transmission des savoirs. Un intervenant extérieur doit par exemple du fait de son statut universitaire être plus pointu sur le thème abordé que ne l’est l’enseignant en charge de la classe, ou bien alors il doit s’être forgé une expertise par la pratique (un « professionnel du secteur ») ou l’enquête («  un journaliste »). Il peut aussi être un témoin privilégié que l’on interroge. Bref, il y a pas mal de cas où un intervenant extérieur peut-être utile.

 Mais Pierre Rabhi, s’il disserte sur tout, n’est en fait spécialiste de rien. Pour tout dire, Pierre Rabhi n’est même pas agriculteur : il n’a jamais vécu de sa production – il vit plutôt de ses livres et de ses conférences -, et ne possède aucun diplôme en agronomie. Tout au plus Pierre Rabhi est-il en quelque sorte un jardinier, avec beaucoup d’idées sur le monde.

Mais tous les jardiniers qui ont des idées sur le monde sont-ils légitimes pour venir parler d’environnement dans un établissement public et laïc d’enseignement secondaire, en prenant en plus sur le temps de cours assuré par des professionnels chargés d’appliquer des programmes précis (et looonnnngggs !),  et qui ont pour cela non seulement décroché des diplômes, mais aussi passé un concours ?

 La raison pour laquelle ce projet est proposé à différents endroits en dernière minute – d’ailleurs, dans les lycées, avec la réforme en cours, tout est en ce moment fait à l’arrache et dans l’urgence, ça tombe bien – me semble  très intéressante :

 « M. Pierre Rabhi devait intervenir devant le public d’un lycée agricole de la région.

Mais finalement l’établissement est revenu sur son accord de principe. »

 Enfin, une bonne nouvelle !!!!

J’espère que je devine bien pourquoi cet établissement est revenu sur sa décision initiale, qui elle était scandaleuse. Parce que si il y a bien un endroit où Pierre Rabhi fait figure d’incompétent par rapport aux professionnels du lieu, c’est dans un lycée agricole !

C’est pourquoi, en 2015, nous avions écrit avec le groupe ardéchois de l’Association Française pour l’Information Scientifique au lycée agricole de Saint Paul Trois Châteaux, afin de lui demander des éclaircissements quant à son invitation faite à Pierre Rabhi :

http://afis-ardeche.blogspot.com/2015/03/conference-pierre-rhabi-demande.html

Nous y rappelions notamment notre visite de la ferme expérimentale du Mas de Beaulieu, et le désastre agronomique que nous y avions découvert, sur fonds d’intrants et de production gâchés ou de recours massif au travail bénévole pour une production finale absolument minable quantitativement et qualitativement.

Et nous demandions donc du coup à ce lycée agricole privé :

« Avez-vous de votre côté pris connaissance par une visite de ce type de la réalité des résultats agronomiques obtenus par l’application des méthodes de Pierre Rabhi ? Si oui, l’objectif de votre établissement, en promouvant ces méthodes via une conférence, est-il d’apprendre à vos étudiants à nourrir les ravageurs plutôt qu’une population humaine en croissance importante pour encore près d’un siècle sans doute ?

Certes, l’enseignement privé n’est pas soumis aux mêmes exigences de stricte laïcité que l’est l’enseignement public, mais la diffusion de messages à contenu essentiellement spirituel et religieux ne doit-elle pas être limitée par des exigences de compétence de l’intervenant sur ce qui est l’objet de l’enseignement dispensé, à savoir l’agronomie ? »

 Ceux qui veulent se rendre compte de l’ampleur des dégâts à la ferme expérimentale du Mas de Beaulieu, qui met en pratique les idées de Pierre Rabhi, peuvent se reporter à notre compte rendu très détaillé de la visite, photos à l’appui (et celles-ci valent le coup d’oeil) :

http://afis-ardeche.blogspot.com/2012/09/humanisme-notre-visite-chez-des.html

 Aujourd’hui, un lycée agricole se retire d’un projet avec Pierre Rabhi. C’est heureux, et c’est la moindre des choses.
Mais pourquoi vouloir à tout prix recaser M. Rabhi ailleurs ? Et comment envisager dans un cadre supposément laïc de faire la proposition d’un intervenant dont le contenu du message n’est absolument pas d’ordre technique, mais bien spirituel voire religieux ?

Par ailleurs, connaissant les tarifs pratiqués par Pierre Rabhi, j’espère que ce projet insensé ne prévoit pas en plus de rémunérer celui-ci pour le temps d’exposition et de propagande qui lui est accordé. (Voir : https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/120714/contre-pierre-rabhi-et-qualthusser-repose-en-paix)

  • Il est précisé dans la proposition de France TV que lors de l’échange avec les élèves il y aura« une  médiation assurée par les enseignants. », sans doute parce que « M.Rabhi est en effet une personnalité clivante. »

On comprend la prudence. Mais excusez-moi, et surtout dans le contexte assez foutraque de l’application de la réforme des lycées, nous avons autre chose à faire que d’aller vérifier si M. Rabhi ne dit pas trop de bêtises à nos élèves lorsqu’il leur débite son catéchisme.

Le seul intérêt que je verrais à présenter M. Rabhi à mes élèves, ce serait de leur donner l’occasion d’appliquer les principes de base de la zététique que nous avons étudiés ensemble, pour qu’il s’amusent à brandir des cartes à chaque fois qu’ils repèrent un biais de raisonnement dans le discours de M. Rabhi, qui en est plein : « appel à la nature », « appel à l’exotisme », « appel à la tradition », confusion corrélation/causalité,  etc.

 Mais franchement, là, on n’a pas trop le temps….Ces jours-ci, je suis en grève reconductible pour défendre les droits à la retraite des travailleurs, et quand j’aurai repris le boulot en continu on s’efforcera de boucler le programme avant tout.

Le fait que M. Rabhi soit « une personnalité clivante » n’est pas un problème en soi. Qui n’est pas « clivant », quelque part ? Qui fait absolument consensus sur tout auprès de tout le monde ?

Le problème est que M. Rabhi n’est compétent en rien, et que son discours est d’ordre spirituel et non scientifique, et que donc il n’a pas sa place dans un établissement laïc d’enseignement public. C’est aussi simple que cela.

Ceci dit, parmi les tous invités clivants possibles , je n’ai pas du tout envie de voir l’école servir de tribune à quelqu’un qui est gentiment homophobe et qui, toujours du fait de ce qu’il croit être la « nature », s’est en 2015 opposé au mariage pour tous :

https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/021118/pierre-rabhi-naturellement-reac-gentiment-homophobe

Je signale pour finir qu’accepter que l’école devienne une tribune pour n’importe quel charlatan, cela peut avoir des conséquences parfois sérieuses.

Comme ce sujet me tient à cœur, je surveille un peu les apparitions de M. Rabhi dans ce genre de contexte. Ainsi, en 2016, j’avais critiqué sur ce blog la conférence organisée dans une école d’ingénieurs de la région toulousaine par le Rotary Club, sur le thème « Agriculture et santé ». Cette école de Purpan a donc accueilli deux intervenants très complémentaires et complices sur ce sujet : Pierre Rabhi et le militant antivaccination Henri Joyeux, qui est actuellement l’objet d’une procédure de radiation de la part de l’ordre des médecins.

On pouvait dès 2016 être sidéré de voir que sur un thème comme « Agriculture et santé », une école d’ingénieurs accueillait deux militants qui s’opposent au consensus scientifique dans ces deux domaines, et qui ont comme point commun d’être animés par une démarche religieuse (Henri Joyeux est un catholique traditionaliste) :

https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/100116/purpan-une-ecole-d-ingenieurs-qui-promeut-des-charlatans

C’était déjà assez grave en soi, du point de vue de l’éthique de l’éducation.

Mais il se trouve que les prises de position antiscientifiques, ça peut avoir aussi des conséquences dramatiques dans le réel. Ainsi, on peut penser que le passage public dans l’école du duo Rabhi/Joyeux n’a pas renforcé la confiance des étudiants ni dans la science, ni dans la vaccination. Et trois ans plus tard, en 2019, une épidémie de rougeole s’est déclarée dans cette école, ce qui l’avait conduite à annuler les cérémonies de son centenaire ! Dans le billet dans lequel je rapportais cela, je jugeais la situation  cocasse, et j’ironisais sur le fait que la conférence des duettistes semblait pour une fois avoir été suivie d’effets :

https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/060619/henri-joyeux-lecole-de-purpan-un-passage-marquant

 J’avais peut-être tort de prendre cela à la rigolade, car j’ai lors d’un récent covoiturage rencontré une étudiante de Purpan qui m’a dit que l’un d’entre eux est mort après avoir contracté la rougeole (ce que je n’ai pas réussi à confirmer par ailleurs). Mais ce qui est sûr, c’est que les refus de vaccination, cela fait prospérer des maladies, et ça fait des morts. Tout comme les productions agricoles minables, ça fait prospérer la famine et ça peut faire des morts.

 Alors, assez de promotion des charlatans dans les écoles !

Que Pierre Rabhi continue à hanter les plateaux de télé si ceux-ci le souhaitent, qu’il fasse causette médiatique avec les frères Bogdanoff ou Laurent Deutsch, mais qu’il ne vienne pas répandre son ignorance dans les écoles.

 Après les attentats de Charlie-Hebdo et du Bataclan, l’Etat et notamment l’Education Nationale avaient semblé comprendre les dangers de la crédulité et de la sensibilité aux théories du complot, et un soutien à l’enseignement de l’esprit critique (ou de la pensée méthodique, si l’on veut) avait été mis en place, et semble toujours se poursuivre aujourd‘hui (à défaut de faire l’objet d’un véritable enseignement balisé en termes de programme et d’horaires).

Pour autant, la dissolution récente de la Miviludes, la mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires, est un mauvais signe envoyé en sens inverse.

La promotion dans l’école d’un personnage comme Pierre Rabhi en serait un autre.

Mais je me rassure en me disant que ce que ce message que j’ai eu la chance de voir aujourd’hui montre surtout, c’est que le projet a du mal à se faire et que, notamment depuis les deux articles publiés par JB Mallet dans Le Monde Diplomatique[3], la fraude Rabhi est en train de retomber comme un soufflet.

 Et c’est tant mieux.

 

 Nota Bene  RAJOUT :

Décidément, ce mercredi 15 janvier n’est pas un très bon jour pour la famille Rabhi, puisque je viens de voir que pendant que j’écrivais ce billet tout à l’heure à propos de la désertion du lycée agricole, la fille de Pierre, Sophie Rabhi, était condamnée par le tribunal des Prud’hommes d’Aubenas pour travail dissimulé dans sa “ferme des enfants”.

https://www.ledauphine.com/faits-divers-justice/2020/01/15/ardeche-lablachere-la-ferme-des-enfants-condamnee-pour-travail-dissimule?fbclid=IwAR34zQLHgSQwWatqSESICZBbwlebPPXmQmjgmcb42G_x4YdFkPagU136K2c

Cela concerne certes la fille et pas le père, mais je tiens à faire remarquer que tout cela fait un peu système dans ce milieu.
En effet, une bonne partie du reportage de l’AFIS 07 à la ferme expérimentale du Mas de Beaulieu était consacrée à la question de l’ampleur de la main d’oeuvre bénévole utilisée dans le lieu (mais là, ce n’est pas “dissimulé”, les gens paient même pour aller bosser sous forme de “stages”)
Et j’avais plus récemment publié un article plus approfondi sur cette question de l’exploitation d’une main d’oeuvre gratuite dans les fermes écolos en général. C’est là :

https://blogs.mediapart.fr/yann-kindo/blog/170218/de-l-exploitation-en-milieu-fermier-ecolo

[2] https://eduscol.education.fr/numerique/dossier/archives/francais-tice/sites/clemi

[3] Voir par exmeple cette vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=OPLt-yd0jQo