Les institutions de la violence

Notre société se fonde (sur) sur la violence exercée par ceux qui sont du côté du manche, sur ceux qui se trouvent irrémédiablement placés sous leur coupe. La famille, l’école, l’usine, l’université, l’hôpital sont des institutions fondées sur une nette répartition des rôles : la division du travail (maître et esclave, maître et élève, dirigeant et dirigé). Cela signifie que la caractéristique de ces institutions est une séparation tranchée entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui ne le détiennent pas. D’où l’on peut également déduire que la subdivision des rôles traduit une relation d’oppression et de violence entre pouvoir et non-pouvoir, qui se transforme en exclusion du second par le premier. La violence et l’exclusion sont en effet à la base de toutes relations susceptibles de s’instaurer dans notre société.

Les degrés d’application de cette violence seront toutefois différents selon le besoin que le détenteur du pouvoir aura de la voiler et de la camoufler. D’où des institutions diverses, qui vont de la famille à l’école, des prisons aux asiles d’aliénés ; violence et exclusion s’y trouvent justifiées au nom de la nécessité, en tant que conséquences de la finalité éducative pour les premières, de la « faute » et de la « maladie » pour les secondes. Ces institutions peuvent être définies comme les institutions de la violence.

Telle est l’histoire récente (et en partie actuelle) d’une société fondée sur une division radicale entre celui qui a (qui possède au sens réel, concret) et celui qui n’a pas ; d’où la subdivision mystificatrice entre le bon et le méchant, le sain et le malade, le respectable et le non-respectable. Les positions, à cet égard, sont encore claires et bien délimitées : l’autorité paternelle est oppressive et arbitraire ; l’école se fonde sur le chantage et la menace ; l’employeur exploite le travailleur ; l’asile d’aliénés détruit le malade mental.

Cependant, la société dite du bien-être et de l’abondance a découvert qu’elle ne saurait montrer ouvertement son visage de violence sans faire naître en son sein des contradictions trop évidentes, qui finiraient par se retourner contre elle. Elle a donc trouvé un nouveau système : étendre la concession du pouvoir aux techniciens, qui le gèreront en son nom, et continueront de créer – à travers d’autres formes de violence : la violence technique – de nouveaux exclus.

La tâche des intermédiaires sera donc – au moyen de la technicité – de rendre la violence mystificatrice, sans en changer pour autant la nature, de façon à ce que l’objet de la violence s’adapte à la violence dont il est l’objet, mais ne puisse jamais en prendre conscience, ni devenir à son tour sujet de violence réelle contre ce qui le violente. Les nouveaux concessionnaires auront pour tâche d’étendre les frontières de l’exclusion, en découvrant, techniquement, de nouvelles formes de déviation, considérées jusqu’ici comme appartenant à la norme.

Le néo-psychiatre social, le psychothérapeute, l’assistante sociale, le psychologue d’entreprise, le sociologue industriel (pour ne citer que ceux-là), ne sont autres que les nouveaux administrateurs de la violence du pouvoir, dans la mesure même où – en arrondissant les angles, en dissolvant les résistances, en dénouant les conflits engendrés par les institutions – ils ne font que permettre, par leur action technique apparemment réparatrice et non violente, la perpétuation de la violence globale. Leur tâche – qui est qualifiée de thérapeutique-orientatrice – consiste à préparer les individus à accepter leur condition d’objets de violence, en leur donnant pour établi qu’au-delà des diverses modalités d’adaptation qu’ils peuvent choisir, être objet de violence est la seule qui leur soit permise.

Le résultat est donc identique. Le perfectionnisme technico-spécialisé parvient à faire accepter l’infériorité sociale de l’exclu, tout comme y parvenait, de façon moins insidieuse et raffinée, le concept de différence biologique, qui sanctionnait, par une autre voie, l’infériorité morale et sociale du différent : les deux systèmes visent en effet à réduire le conflit entre l’exclu et l’excluant par la confirmation scientifique de l’infériorité originelle du premier au regard du second. L’acte thérapeutique se révèle ainsi comme une réédition – revue et corrigée – de la précédente action discriminatoire d’une science qui, pour sa défense, a créé la « norme » – au-delà de laquelle on encourt la sanction par elle-même prévue.

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in Franco Basaglia, « Les institutions de la violence », L’Institution en négation (1968)