Ce n’est donc pas pour engager un débat, fort légitime et nécessaire par ailleurs, que nous prenons le temps d’y apporter une réponse. Mais parce que nous considérons que la période actuelle, qui se caractérise par une crise d’hégémonie du pouvoir et, partant, par un haut degré de conflictualité et de confusion politique, appelle à une clarification des positions de chacun pour un débat public utile. Nous revendiquons notre engagement pour la construction d’un front antiraciste politique et décolonial à la hauteur des enjeux, capable d’articuler l’autonomie et l’auto-organisation des minorités racisées, dont les Juifs, au combat pour une émancipation sociale et politique de l’ensemble des classes populaires exploitées et reléguées aux marges de nos sociétés inégalitaires.

UNE BIEN CURIEUSE CONSTRUCTION

Force est de constater le décalage frappant entre la gravité des accusations portées contre l’UJFP et la faiblesse de l’administration de la preuve. Nous aurions souhaité lire une analyse empirique de nos positions, de nos discours et de nos pratiques à même d’appuyer la démonstration de notre inconséquence et de nos égarements supposés. En lieu et place d’un tel étayage, le communiqué se contente d’approximation, de citations douteuses et de procès d’intention.

« Il nous a été reproché par certains de ’’mettre les pieds dans le plat’’ », rapportent nos camarades révolutionnaires. « Selon certains, critiquer les positions de l’UJFP et du PIR en matière d’antisémitisme, ce serait faire le choix de ’’l’antiracisme moral’’ », continuent-ils. Des sources bien mystérieuses qui ne semblent pourtant pas avoir compris la démarche de construction d’alliances et de front commun dans laquelle nous sommes engagés, et qui suppose de mettre à l’écart toute attitude sectaire. Nous revendiquons de travailler avec des partenaires et alliés qui, s’ils ne partagent pas l’ensemble de nos idées, n’en sont pas moins autant que nous pleinement acteurs de l’antiracisme politique. Cette tentative grossière d’isoler l’UJFP et le PIR ne résiste pas longtemps à l’exercice de la réalité et se donne à voir pour ce qu’elle est : une attaque sectaire visant à retourner l’isolement du groupuscule dont elle provient vers celles et ceux qui en sont la cible. Oui, « l’antiracisme politique ne se réduit ni au PIR, ni à l’UJFP. » En témoignent les nombreux cadres collectifs et unitaires rassemblant des dizaines d’associations, syndicats, partis politiques et dans lesquels l’UJFP est investie et a contribué à construire. Nous constatons, de notre côté, l’absence des JJR de toutes ces démarches militantes [2].

Nous regrettons vivement que les auteurs du communiqué aient cédé si aisément aux citations non-sourcées, voire imaginaires, et aux procès d’intention. Ce sont là des méthodes étrangères à la tradition de libre discussion et de débat du mouvement social. Ainsi, lorsque les JJR se permettent d’affirmer que nous n’avons aucune compassion pour les familles de victimes de crimes antisémites, ou que les paroles de ces dernières n’auraient pas de valeur à nos yeux, ils versent là dans l’insulte la plus abjecte. Cela en dit long sur la probité politique et intellectuelle dont ils se prévalent. Nous répondrons simplement que, oui, ils font preuve d’une lecture malveillante de nos positions et d’un mépris absolu envers l’histoire douloureuse dont nous sommes porteurs, collectivement en tant que Juifs et, pour certaines et certains d’entre nous, personnellement. L’accusation régulière de minimisation de l’antisémitisme est, à ce titre, aussi malhonnête qu’outrancière.

REGARDER L’ANTISÉMITISME EN FACE POUR LE COMBATTRE

Historiquement, l’antisémitisme en France et en Europe plonge ses racines dans la construction d’une identité européenne blanche et chrétienne dont les Juifs sont exclus. Au XIXème siècle, l’antisémitisme prend la forme de l’altérisation et de l’infériorisation raciale. L’histoire de l’antisémitisme est ainsi intimement liée à celle du colonialisme. Il atteint évidemment son point culminant avec l’horreur du génocide nazi, à la faveur du sinistre mariage entre la modernité technique et l’idéologie raciale nazi. Cet antisémitisme, présent dans les racines les plus profondes de l’occident, n’a pas disparu aujourd’hui.

Prendre la mesure de l’antisémitisme aujourd’hui ne saurait se passer d’un travail de recherche empirique et matériel, ce que certains sociologues se sont attachés à faire [3]. Ces travaux montrent que le « vieil antisémitisme » persiste comme une trame de fond ancrée dans la société française, et permet aux idées conspirationnistes et/ou antisémites de se diffuser d’autant plus facilement. Contrairement à une idée défendue par les tenants du « nouvel antisémitisme », la question israélo-palestinienne joue un rôle moins important que les clichés liés à l’argent et au pouvoir dans la persistance de l’antisémitisme. Les données issues des sources policières (donc forcément partielles) laissent observer une tendance qui stagne, voire baisse tendanciellement, dans la récurrence des actes antisémites. Parallèlement, on observe une hausse des actes islamophobes. La minorité juive reste la minorité, de loin, la mieux acceptée et la plus tolérée en France. Si l’antisémitisme n’est pas le racisme le plus virulent aujourd’hui, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne se rencontre plus dans la vie quotidienne, que l’on ait affaire à l’extrême-droite ou dans nos relations auprès des agents et fonctionnaires d’État, notamment dans l’appareil policier, et ce d’autant plus lorsqu’on est Juif et de classe populaire [4].

MÉMOIRE DU GÉNOCIDE, SIONISME ET « PHILOSEMITISME D’ÉTAT »

Il faudra attendre les années 1970 pour que la mémoire juive du génocide puisse être dite et – fruit d’un travail militant et associatif notamment contre le négationnisme et l’extrême-droite – que la responsabilité de l’État soit finalement reconnue en 1995. Mais cette reconnaissance a un coût : celui de la dépolitisation et de la récupération. Un double mouvement s’opère. D’un côté, l’expression publique de l’antisémitisme devient en grande partie politiquement et socialement réprimée, et donc coûteuse. La lutte contre l’antisémitisme est inscrite à l’agenda public et bénéficie de toute l’attention des pouvoirs publics, des associations antiracistes et des médias. De l’autre, l’antisémitisme est utilisé comme stigmate envers l’immigration post-coloniale, preuve de sa non-intégration permanente. A partir des années 2000, cette tendance se développe à la faveur de l’idée d’un « nouvel antisémitisme ». Après avoir participé à l’extermination du monde juif européen, l’État s’érige en protecteur officiel des Juifs, mettant en œuvre un antiracisme moral et symbolique à peu de frais, tout en persistant à nier les crimes coloniaux et en perpétuant ses pratiques racistes. Le dommage collatéral en est la minorité juive elle-même, essentialisée et ligotée unilatéralement du côté du pouvoir. C’est cela que nous entendons par « philosémitisme d’État » [5].

Il faut bien comprendre que cette politique ne se fait pas par amour des Juifs, bien au contraire. Elle reproduit et perpétue l’altérisation symbolique des Juifs et leur exclusion d’une place pleine et légitime au sein de la communauté nationale. Si l’on s’autorise à évoquer des « racines judéo-chrétiennes de la France » ou si on se laisse aller à des formules comme « qui touche un Juif, touche à la République », c’est à condition que nous restions à notre place : le moins Juif possible, le plus occidental possible. Un troisième terme vient s’ajouter à cette équation : le sionisme. L’identification des Juifs à l’Occident passe par l’identification des Juifs à Israël. L’État d’Israël, non comme État Juif mais comme État européen implanté au Moyen-Orient, participe à notre « blanchiment » aussi longtemps qu’il garantit les intérêts occidentaux dans le monde arabe. Ce philosémitisme est aussi un philosionisme.

LE PHILOSÉMITISME EST UN ANTISÉMITISME

La « réaction philosémite » dont parle Ivan Segré, comme le « nouveau philosémitisme européen » que décrit Yitzhak Laor, c’est donc avant tout la production d’un discours réactionnaire et raciste au nom de la lutte contre l’antisémitisme et de la défense de l’État d’Israël. Nous pouvons parler de « philosémitisme d’État » lorsque ce discours, repris et assumé par des gouvernements, se traduit par des politiques publiques. Il n’est nullement question de « privilège juif » qui se traduirait par des avantages concrets dont bénéficieraient les personnes juives. Bien au contraire, cette politique nous dépossède de notre propre histoire, nous expose à la rancœur sociale et entretient l’illusion de l’État d’Israël comme « État-refuge ». C’est cette politique qui entretient le thème fascisant du « privilège juif », pas ceux qui la dénoncent !

Cette politique est pour nous dangereuse. Notre capacité à regarder et à analyser pour ce qu’elle est la persistance de l’antisémitisme est mise à mal par l’instrumentalisation des actes antisémites. Cette instrumentalisation rend le terrain fertile aux vrais-antisémites-faux-antisionistes et témoigne de l’absence totale de réelle volonté de lutte contre l’antisémitisme. Ce que nous pouvons appeler « philosémitisme d’Etat » doit donc être pris pour ce qu’il est : une politique de préservation du caractère blanc de l’État-nation, tournée contre les classes populaires post-coloniales, et qui utilise la minorité juive comme bouclier. Il s’agit là non seulement d’une politique antisémite, car elle nous assigne à une place de Juif, mais également d’une politique productrice d’antisémitisme en ce qu’elle permet aux pires clichés antijuifs de se propager d’autant plus facilement. En dénonçant cette politique, nous accusons l’Etat de n’en avoir rien à faire du sort de la minorité juive et de nous utiliser pour reléguer les autres minorités.

ANTI-IMPÉRIALISME ET ANTISIONISME

Nous l’avons dit, l’antisémitisme en France plonge ses racines dans la construction identitaire d’une Europe blanche et chrétienne, il est inextricablement lié à l’histoire coloniale. La lutte contre l’antisémitisme ne peut qu’être anti-impérialiste et anti-coloniale. Cette position n’est que la conclusion logique de la caractérisation que nous faisons de l’antisémitisme et de sa persistance. Nous portons une voix juive particulièrement au fait de la profondeur et de la violence du système impérialiste. Notre histoire en témoigne. Notre ennemi est identifié : qu’il prenne la forme de l’État français, de l’État américain ou de l’Étate israélien, nous y voyons ce même système de suprématie blanche et de division internationale du travail pour les besoins de l’exploitation capitaliste.

Notre antisionisme découle logiquement de cette position. Nous considérons le sionisme à la fois comme une réponse réactionnaire à la question de l’antisémitisme et comme un produit de l’impérialisme occidental. Il implique inévitablement la dépossession du peuple Palestinien et la négation de ses droits fondamentaux. Par conséquent, il n’offre aux populations israéliennes et palestiniennes que la guerre et la barbarie sans fin. Nous ne faisons certainement pas de l’antisionisme le prérequis obligatoire de la lutte contre l’antisémitisme. En revanche, pour notre part, nous ne dissocions pas ces deux fronts (lutte contre l’antisémitisme et lutte contre le régime sioniste et le colonialisme en Palestine) qui font partie d’un même combat pour l’égalité et la dignité de tous. La cohérence de notre engagement politique nous amène à nous tenir aux côtés de tous les peuples opprimés. Par conséquent, notre antisionisme est une lutte contre ce qu’a effectivement produit le mouvement sioniste, c’est à dire un État impérialiste et occidental organisant la spoliation des Palestiniens et le maintien de l’hégémonie occidentale dans la région proche-orientale, et fait partie intégrante de notre combat anti-impérialiste. Par ailleurs, nous combattons le sionisme moins comme un projet nationaliste abstrait que comme modalité de l’exclusion des Juifs des sociétés auxquelles ils appartiennent et comme impasse mortifère pour les Juifs.

NOTRE ANTIRACISME POLITIQUE

La lutte contre l’antisémitisme ne saurait se contenter des il n’y a qu’à/il faut. Lutter contre l’antisémitisme implique de pouvoir poser sur lui un regard détaché de toute abstraction et capable d’identifier les conditions de son développement et de sa persistance. Au-delà d’une critique évidente de cette idéologie, une lutte efficace contre l’antisémitisme nous impose surtout de comprendre comment elle fonctionne dans un contexte particulier. C’est cette contextualisation, pourtant nécessaire, que l’on nous reproche en parlant de « minimisation de l’antisémitisme ». Les « larmes de crocodiles » ne sont pas de notre côté. Les JJR ont beau jeu de mettre à notre compte le peu de résultats dans la lutte contre l’antisémitisme alors que la société devient de plus en plus inégalitaire, raciste et autoritaire. Et leur sévérité à notre égard, n’a d’équivalent que leur remarquable indulgence envers les politiques de l’État responsables de cette dégradation.

Quant à nous, nous prenons nos responsabilités en nous impliquant pleinement, avec nos alliés des autres minorités racisées, dans la construction d’un front de l’antiracisme politique seul à même de mener la bataille contre les politiques racistes de l’État et de poser la question de la pleine égalité. La question de l’antisémitisme ne saurait être dissociée, sur le terrain des luttes politiques, des autres formes de racisme. Le racisme structurel ne se comprend pas non plus en dehors de l’analyse de la suprématie occidentale dans les relations internationales lorsqu’elle est comprise comme la perpétuation du colonialisme, au delà de la disparition de ses structures et visibles, dans la division internationale du travail, ce que l’on désigne par l’expression « colonialité du monde » .
L’antiracisme politique et décolonial, c’est donc bien plus que la simple reconnaissance du caractère structurel du racisme. C’est une déclaration de guerre aux inégalités et aux oppressions qui font système.

A ceux qui voudraient nous voir endosser les politiques racistes et antisociales, au nom de la lutte contre l’antisémitisme, ou à ceux qui voudraient nous voir accepter l’identification à l’État israélien, nous répondons : Doykheit et Mimouna [6] ! On est ici, on reste ici, on lutte ici.

La Coordination nationale de l’Union juive française pour la paix, le 13/03/2019

[1https://www.facebook.com/permalink.php?story_fbid=2108820385854396&id=795943817142066

[2] L’association venimeuse et systématique de l’UJFP au PIR par les JJR doit être relevée pour ce qu’elle est : une tentative de nous diaboliser comme on a voulu diaboliser le PIR. Une diabolisation que nous rejetons catégoriquement. Nous rejetons toute chasse aux sorcières. Le PIR est l’un des partenaires de l’antiracisme politique avec qui nous travaillons entre autres, et nous le revendiquons. Il est cependant curieux qu’aucun des autres alliés signataires de l’appel de Ménilmontant ne soit évoqué. Cela rend d’autant plus transparente la volonté d’agiter un chiffon rouge contre nous. Ce niveau d’attaque nous répugne profondément et nous n’y répondrons que par le mépris le plus profond.

[3] Nous renvoyons ici aux travaux sociologiques autour de la « street level bureaucracy »

[4https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/6fk0l5ncuf9qgoadhhacfd43hn/resources/la-revitalisation-des-vieux-cliches-antisemites.pdf

[5] Lire nos contributions sur cette question, particulièrement http://www.ujfp.org/spip.php?article4117 ; http://www.ujfp.org/spip.php?article3932

[6] La Doykheit est un concept yiddish popularisé par le Bund et qui signifie « être ici » ; la Mimouna est une fête populaire séfarade qui clôt la fête de Pessah dans la convivialité entre voisins musulmans et juifs. Elle signifie pour nous la possibilité du vivre-ensemble et de la fraternité.