L’anticapitalisme est-il toujours de gauche ?
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Global
Thèmes : AnticapitalismeAntifascismeAntinationalisme
Dans les années 1990 on a proclamé le triomphe désormais mondial et définitif de l’économie de marché – au point que certains de ses apologistes ne croyaient même plus nécessaire d’utiliser des euphémismes, reprenant par défi le mot « capitalisme », depuis longtemps honni, pour en faire l’éloge. Mais au bout d’une dizaine d’années, avec l’éclatement des bulles spéculatives et le début du mouvement altermondialiste, le vent s’est mis à tourner.
Depuis la crise de 2008, la critique du « capitalisme » s’est emparée à nouveau des esprits et, parfois, des rues. Les « indignés » et « Occupy Wall Street » ont fait des émules dans le monde entier. Dans de nombreux pays, surtout aux Etats-Unis et en Espagne, ils ont constitué les mouvements sociaux les plus importants depuis des décennies. Dans la gauche radicale, certains y voient déjà, en y additionnant les révoltes du « printemps arabe », les signes avant-coureurs de la prochaine révolution mondiale. Mais au-delà des protestations organisées, c’est jusque dans les médias officiels et les discours de café du commerce qu’on ne cesse de se poser la question : faut-il « limiter » le capitalisme ? Celui-ci traverse donc, c’est le moins que l’on puisse dire, une « crise de légitimité ».
Le nouvel esprit anticapitaliste
Mais que reproche-t-on au capitalisme ? Comme chacun sait, ce nouvel « esprit anticapitaliste » a principalement deux cibles : la financiarisation de l’économie et la rapacité d’une « élite » économique et politique totalement déconnecté de l’immense majorité de la population. Sur un plan plus général, on pointe aussi les inégalités toujours croissantes des revenus et la détérioration des conditions de travail – mais en les attribuant, tout comme les autres maux sociaux, à la finance et à la corruption.
On peut facilement objecter qu’il ne s’agit pas là d’une critique du capitalisme, mais seulement de sa forme la plus extrême : le néolibéralisme. En effet, l’anticapitalisme actuel (au sens le plus large) demande d’abord le renforcement des pouvoirs publics, l’adoption de politiques économiques keynésiennes (programme de relance au lieu de sauvetages des banques) et la sauvegarde de l’Etat-providence. Des marxistes traditionnels appelleraient cela une critique de la « sphère de la circulation ». Ils font remarquer que la finance et le commerce, de même que les interventions de l’Etat, ne produisent pas de la valeur, mais se limitent à distribuer et à faire circuler celle-ci.
Au-delà de la critique de la propriété privée des moyens de production : la critique catégorielle
Il faut s’attaquer, disent-ils, à la sphère de la production, où le profit nait de l’exploitation des travailleurs, laquelle est rendue possible par la propriété privée des moyens de production. Or, les indignés ou les « occupants » tiennent rarement compte de celle-ci. Mais même s’ils le faisaient, ce serait encore insuffisant : Marx a démontré – même si les marxistes l’ont vite oublié – que la propriété privée des moyens de production est elle-même la conséquence du fait que dans le capitalisme – et seulement dans le capitalisme – l’activité sociale prend la forme de la marchandise et de la valeur, de l’argent et du travail abstrait. Un véritable dépassement du capitalisme ne peut se concevoir sans se libérer de ces catégories.
Les mouvements sociaux dont il est question ici n’aiment pas les discussions théoriques. A leurs yeux, celles-ci sapent l’unité et l’harmonie tant recherchées. Ce qui compte, c’est le « tous ensemble ». Dans les assemblées, par souci de démocratie, personne n’a le droit de parler plus de deux minutes. Un mouvement comme « Occupy Wall Street », fort d’avoir l’appui ou la « compréhension » de Barack Obama et du « guide » iranien Khamenei, de la présidente brésilienne Dilma Roussef, de l’ex-Premier ministre britannique Gordon Brown et du président vénézuélien Hugo Chavez, sans parler de certains banquiers comme George Soros, de divers prix Nobel de l’économie et d’hommes politiques du parti républicain, un tel mouvement ne peut pas se perdre dans des arguties dogmatiques. Et les théoriciens de gauche accourent pour leur donner raison : s’attaquer aux bourses et aux banques, disent-ils, constitue déjà un bon début.
Un anticapitalisme de droite populiste
Vraiment ? Toute critique du capitalisme est-elle nécessairement de gauche et prononcée au nom de l’émancipation sociale ? N’y a-t-il pas aussi un anticapitalisme populiste et de droite ? On se trompe en identifiant la « droite » exclusivement à la droite libérale (du genre UMP), qui prône le tout-marché et l’individualisme forcené dans le domaine économique. Depuis que la droite et la gauche existent, c’est-à-dire depuis la Révolution française, il y a toujours eu des représentants de la droite pour dénoncer certains aspects de la société capitaliste. Mais cela s’est toujours fait de manière partielle, et surtout dans le but de canaliser la rage des victimes du capitalisme contre certaines personnes et certains groupes sociaux auxquels on attribue la responsabilité de la misère.
Ainsi, ces hommes de droite mettent les fondements du système à l’abri de toute contestation. Ce fut avec des slogans anticapitalistes qu’Hitler arriva au pouvoir, au milieu de la plus grave crise du capitalisme du XXe siècle. On oublie souvent que l’acronyme NSDAP signifiait « Parti national-socialiste des ouvriers allemands » et que les fascistes aimaient à faire des déclarations tonitruantes contre la « ploutocratie occidentale », la « haute finance » et « Wall Street ».
Les explications offertes par l’extrême droite attirent une partie des victimes de la crise, car elles paraissent évidentes à ces dernières. Elles se concentrent presque toujours sur le rôle de l’argent. Hier c’était la chasse aux « usuriers », aujourd’hui aux « spéculateurs ». « Briser l’esclavage du taux d’intérêt » : voilà qui pourrait être un slogan du « mouvement des occupations ». En vérité, ce fut un des principaux points programmatiques du Parti nazi à ses débuts.
Le travail sanctifié
Marx a démontré que l’argent est le représentant du côté « abstrait » et quantitatif du travail, que l’argent est une marchandise et qu’il est normal dans le capitalisme que l’on paie, comme pour toute marchandise, un prix pour son usage (l’intérêt). Or, dans la rhétorique anticapitaliste de droite (de toute façon toujours hypocrite et jamais mise en pratique lorsque la droite est au pouvoir), le travail et les travailleurs sont sanctifiés (d’ailleurs, la droite compte aussi parmi les travailleurs les « capitalistes créateurs », ceux qui investissent leur capital dans la production réelle « au service de la communauté » et créent des postes de travail). Le capital monétaire, en revanche, serait le domaine des « parasites » égoïstes qui exploitent les honnêtes travailleurs et les honnêtes capitalistes en leur prêtant de l’argent – les nazis l’appelaient le « capital rapace ». Cette identification de tous les maux du capitalisme avec l’argent et les banques a une longue histoire et entraînait presque inévitablement l’antisémitisme. Et même aujourd’hui, la description des spéculateurs fait appel implicitement, et parfois explicitement, à des stéréotypes antisémites. La haine des « politiciens corrompus » ne manque pas de fondement – mais quand on l’absolutise, on prend le symptôme pour la cause et on attribue à la mauvaise volonté subjective de certains acteurs ce qui est dû à des contraintes systémiques qui demeurent totalement ignorées. L’identification unilatérale du capitalisme avec « l’impérialisme américain » va dans le même sens et réunit souvent des activistes de gauche et d’extrême droite.
La lutte contre le fascisme commence par la lutte contre la gauche patriotiqueUne gauche en difficulté pour se démarquer
Dans les mouvements sociaux des années 1960 et 1970, cette confusion entre contenus de gauche et de droite aurait été inimaginable. Aujourd’hui, il arrive de ramasser des tracts lors de manifestations où seulement le sigle de l’organisation atteste s’il émane d’un groupe de gauche ou d’extrême droite. En effet, la gauche est en grande difficulté pour se démarquer de la droite pour ce qui touche la critique de la finance. Elle a mal assimilé Marx quand celui-ci démontre que la finance est une simple conséquence de la logique marchande et du travail abstrait.
En suivant plutôt, souvent sans l’admettre, la critique de l’argent proposée par Proudhon, la gauche a choisi, comme Lénine, le « capital financier » comme objet facile de ses attaques, au lieu de critiquer le travail même. Si, aujourd’hui, on se contente d’attaquer les banques et les marchés financiers, on risque de ne pas faire un « premier pas » dans la bonne direction, mais d’aboutir à une désignation des « coupables » et de conserver d’autant mieux un ordre socio-économique que peu de gens ont actuellement le courage de mettre vraiment en discussion.
Le nombre de groupes d’extrême droite se prétendant anticapitaliste est encore petit en France. Mais la Grèce a montré qu’en temps de crise, de tels groupes peuvent accroître l’adhésion à leur programme par vingt, et en un rien de temps. Le risque est grand que leurs arguments commencent à se répandre parmi les manifestants qui ont, certes, les meilleures intentions du monde, mais qui semblent incapables de voir jusqu’où peut mener la confusion entre critique de la finance et critique du capitalisme.
[Anselme Jappe]
Paru dans le journal français « La vie est à nous !/ Le Sarkophage », n°35, 16 mars-18 mai 2013 (l’article a été rédigé en 2012)
P.-S.
Le texte a été republié sur le blog Conseil ouvriers contre le capital avec cette mention d’avertissement :
Nous reproduisons ci-dessous un texte dont le mérite est de remettre à l’heure les pendules face à une partie de la gauche étatiste et de son discours fascisant appelant à une critique de la finance au lieu d’une critique du capital, tout cela associé à un désir d’Etat fort sensé protéger la société contre cette même finance. Ce texte contient cependant certaines limites, son idéalisme sous-jacent. L’auteur est un intellectuel et il sur-détermine ainsi le rôle de la pensée, de l’idéologie, dans la construction des mouvement sociaux. Ainsi l’anticapitalisme en carton de la gauche radicale sert effectivement la soupe à l’extrême droite pseudo-sociale, cependant on aurait tort de ne pas prendre en compte l’historicité des formes sociales qui valident en pratique cette idéologie antilibérale, tremplin du complotisme et de l’antisémitisme mais par-dessus tout produit de la fausse conscience du monde de la marchandise.
https://iaata.info/L-anticapitalisme-est-il-toujours-de-gauche-3126.htmlanticapitalisme
jappe proche des éditions réacs de l’échappée
contre le libertinage
contre les rave et la drogue
plus réacs tu meurs !
Il semble difficile de ne pas associer ce que vous appelez d’une part “barbarisation”, et de l’autre “mutation anthropologique” (nommée également “régression anthropologique” ou “révolution anthropologique”). D’ailleurs vous écrivez que cette “régression va jusqu’à la barbarisation “. Pourtant vous n’aidez pas le lecteur soucieux de savoir ce que recoupe cette double terminologie. On a l’impression que plus aucune analyse ne devient recevable “face à la chute du capitalisme dans la barbarie” (expression dont je vous laisse la responsabilité). Selon vous “la barbarie peut surgir de partout”, sans, ajoutez vous, que l’on puisse “prédire la réaction de personne”. Cependant, devant ce tableau pour le moins apocalyptique, l’unique exemple concret de “barbarisation” que vous citez concerne ces adolescents “qui filment en riant avec leur téléphone portable une compagne de classe qui vient d’être tuée par un autobus, pour mettre ensuite les images sur y tube”. Un exemple un peu trop court pour un si grand mot. Il en va de même avec la “régression anthropologique”. Vous n’êtes pas le premier à vous y référer (Michéa et d’autres, avant vous) sans que l’on sache exactement de quoi il en ressort. Cette “posture” n’est pas sans avantages. Elle permet de jeter le discrédit sur qui persisterait à vouloir analyser de manière un tant soit peu rationnelle les causes des comportements délictueux, voire criminels, ou de modes d’aliénation très contemporains. En reprenant au passage un petit couplet antisociologique là où justement la sociologie, du moins certains travaux, permet de comprendre en quoi et comment nos sociétés contemporaines “fabriquent” de la délinquance, de la criminalité, de l’incivilité, ou encore de l’addiction aux fétiches “modernes”. Il suffit que l’on jette en pâture les termes “barbarisation” et “régression anthropologique” pour que la messe soit dite. On ajoutera même, cerise sur le gâteau, que c’est la faute du capitalisme. Ce capitalisme dont on s’accommode sur de très nombreux autres aspects. Vous l’aurez compris, ces dernières lignes ne s’adressent pas à vous.
Le monde aurait considérablement changé depuis ces dernières années, dites vous pour expliquer pareille mutation. Moins que vous ne le prétendez. Ce changement je le repère davantage dans votre propension à reprendre sans trop faire preuve d’esprit critique des analyses, des thèses, et des postures éminemment critiquables de mon point de vue. Et sur lesquelles j’aurai l’occasion de revenir. Le désaccord, ceci dit, s’avère encore plus patent lorsque vous écrivez : “Les situations et les conflits du passé nous sont d’un mince secours pour décider de notre action aujourd’hui”. Pourtant, d’une révolution à l’autre, d’un mouvement social à l’autre, d’un groupe d’avant-garde à l’autre, d’une pensée critique à l’autre, l’histoire nous enseigne le contraire. C’est dire que la mise en relation de l’ancien et du moderne dans des conditions particulières, qui sont chaque fois à définir, contribue à mettre le feu aux poudres, à déplacer les lignes vers d’autres lendemains (qu’ils chantent ou déchantent la question n’est pas là). Et ceci ne serait plus de saison ? Nous vivrions quelque fin de l’histoire ? Vous ne l’écrivez pas comme un vulgaire Fukuyama, mais vous le suggérez implicitement.
Vous citez comme “seul exemple” du fait que “ni les mouvements sociaux, ni les contestations culturelles passées ne nous instruisent utilement sur ce que nous pouvons faire aujourd’hui”, celui du surréaliste belge Louis Scutenaire faisant scandale en 1963 (parce que le livre proposé à Gallimard contenait l’aphorisme suivant : “Relu hier soir La princesse de Clèves. Avec mon cul”), tout en ajoutant que Sarkozy plus de quarante ans plus tard “dit la même chose”. Vous ne saisissez donc pas la pluralité de sens (ou le caractère polysémique) de cet aphorisme ? Dire qu’il s’agit de la même chose relève d’un abus (ou d’une bien étrange candeur chez un philosophe). Dans ce même ouvrage, Mes inscriptions, figure cet autre aphorisme, l’un de ceux que j’aurais aimé écrire : “J’écris pour des raisons qui poussent les autres à dévaliser un bureau de poste, abattre le gendarme ou son maître, détruire un ordre social. Parce que me gêne quelque chose : un dégoût ou un désir”. On s’éloigne vertigineusement de Sarkozy. Votre exemple parait bien mal choisi, ou “contre-productif” (pour parler contemporain). La révolte anarchiste d’un Scutenaire ne sera pas de sitôt dissoute dans l’infâme brouet sarkozyste ! Référence pour référence, je vous renvoie à la chanson Point de vue (crée cette même année 1963 par Jean Arnulf) : “Faudrait voir à pas mélanger / Les torchons avec les serviettes / Le caviar et la vache enragée / Le malheur et l’imbecillité / La fringale et le coup d’fourchette / Les généraux et les poètes…”. On ne peut s’empêcher d’associer ici en l’occurrence votre attitude à celle du quidam, revenu d’un certain nombre “d’illusions”, frissonnant d’aise devant des rapprochements pour le moins incongrus qui révéleraient cependant selon lui quelque “vérité” sur l’état actuel de la société. Ceci précédé de ce ton inimitable du type “il faut se rendre à cette évidence peu confortable” que par mimétisme vous empruntez à vos nouveaux modèles. En tout cas vous étiez tellement satisfait de votre trouvaille (sur La princesse de Clèves ) que vous lui avez donné le titre de votre article ! …
A reprendre vos articles, et en particulier celui auquel je viens de me référer (“La violence, mais pour quoi faire ?”), on s’étonne d’une absence : celle de toute référence aux émeutes de l’automne 2005 dans les banlieues françaises. Il y avait pourtant matière à disserter. Jean-Claude Michéa, non plus, n’en dit mot. Il semblerait que tous deux, encore aujourd’hui, vous ne vous décidiez à effectuer un certain saut. Celui que Jaime Semprun dés 1997 n’avait pas hésité de faire en appelant “barbare” la “jeunesse sans avenir des cités”. Ce terme fait florès dans certains milieux, vous ne l’ignorez sans doute pas. Vous tournez autour du pot (votre “barbarisation”, ou cette “mutation anthropologique”) tout en mettant en garde qui proposerait “des remèdes efficaces à court terme”. On finit par ne plus trop savoir de quoi vous parlez quand vous évoquez ces deux phénomènes, récurrents dans Crédit à mort. Le second (la “régression anthropologique”) serait généralisé et concernerait donc tout le monde. Tandis que le premier (la “barbarisation”) s’avère à géométrie variable. Pourtant vous les associez régulièrement l’un et l’autre. Dommage que vous n’ayez pas cru utile de nous donner votre avis sur les émeutes de l’automne 2005. On pourrait penser, compte tenu de ce qui a été rapporté plus haut, que pour vous ces événement s’inscrivent délibérément dans ce processus de “barbarisation”. Mais comme vous n’en dites mot je ne vous ferai aucun procès d’intention. Et je reste avec mon interrogation. …
http://lherbentrelespaves.fr/index.php?post/2013/04/11/Lettre-ouverte-%C3%A0-Anselm-Jappe-sur-Cr%C3%A9dit-%C3%A0-Mort