Grenoble, laboratoire de l’ensauvagement ? coups de balais sur la ville
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Category: Global
Themes: Logement/squatMinatech
Places: Grenoble
L’ŒIL DANS LA CUVETTE
Pour introduire le récit, une brève parenthèse historique s’impose. Alain Carignon, alors membre du RPR, fut maire de Grenoble de 1983 à 1995. Condamné en 1996 à 5 ans de prison pour corruption et abus de biens sociaux, il tente désespérément de revenir sur le devant de la scène depuis sa sortie de prison. Un livre lui a même été consacré il y a quelques années : « Le système Carignon ». En 1995, le PS reprend la mairie abandonnée pendant 12 ans avec à sa tête Michel Destot, menant une politique qui n’aura de socialiste que le nom. En 2014, une partie des forces qui s’étaient battues contre ces mairies successives, plus à gauche, gagne les élections sur une liste composite sur laquelle nous reviendrons. Il faut noter dès à présent que cette gauche qui anime la ville devient molle et sourde dès lors qu’elle accède au trône municipal, et que l’équipe actuelle n’a pas échappé à cette règle universelle.
Politiquement, Grenoble est une ville ancrée dans des dynamiques de luttes particulièrement fortes. Les années 60 et la construction de la Villeneuve ont été un tournant majeur – et un échec – des urbanismes révolutionnaires en France. Y persiste un fort terreau associatif et politique, une vie de quartier riche, et des réseaux de solidarité denses. Déjà, en 2010, préfecture, mairie, et même ministère de l’intérieur s’emparaient d’un fait divers pour faire table rase de toute cette vie combative et débordante dans un quartier populaire. Sarkozy y prononça son fameux discours de Grenoblesur la sécurité après deux mois d’occupation militaire du quartier. Les politiques urbaines continuant de faire le reste, elles se poursuivent aujourd’hui avec un gigantesque projet de réaménagement (plus de 100 millions d’euros !) et des résistances aux démolitions prévues.
Depuis les années 2000, d’autres expérimentations sociales et politiques ont vu le jour et ont résonné bien au delà des frontières iséroises. Un fort mouvement libertaire s’installe, à travers le squat et le combat contre des projets destructeurs. Beaucoup ici se souviennent encore de l’occupation des arbres du Parc Mistral en 2003 contre la construction du stade des Alpes et de l’occupation de la traverse des 400 couverts les années suivantes. À travers ces dynamiques mêlant souvent vivre et lutter se construit un large réseau féministe qui rayonne encore aujourd’hui sur toute la France et vit localement, entre autres à travers la BAF. Par ailleurs, des collectifs de soutien aux Roms régulièrement malmené·e·s par les mairies successives ont aujourd’hui encore un poids important. Pour finir le trait de pinceau, Grenoble est aussi connue pour sa résistance au mythe local d’une société innovante et technologique, notamment à travers les mobilisations contre la présence de Minatec dans la presque-île scientifique.
Au delà de cette ivraie combative, le bon grain plus institutionnel, associatif, culturel et volontiers militant, penche largement à gauche dans les bars, les salles de spectacle, les MJC et les Unions de Quartier. C’est dans cette composition locale diverse qu’en 2013, une proposition politique émerge à la gauche du pouvoir – mais pas vraiment à sa marge. Au départ simple liste d’opposition plutôt issue de la « société civile », elle va rejoindre celle lancée par Éric Piolle, membre des Verts, et de ses alliés locaux du parti d’alors de Mélenchon, le Front de Gauche. Ce mélange détonnant va alors crisper les plus réfractaires et creuser des fossés entre ceux qui ont la naïveté d’y croire, et ceux qui ont la prétention d’en constater l’échec avant l’heure. En mars 2014, Éric Piolle est élu maire de Grenoble. On se retrouve alors avec un conseil municipal composé d’anciens alliés des luttes locales, et personne ne sait ce qu’il peut en advenir. La situation est tellement improbable qu’on y retrouve pêle-mêle un ancien directeur de M.J.C qui se fera exclure par sa propre majorité, ou un autre passé 15 ans par un syndicat anarchiste qui nous prouvera à maintes reprises qu’il a définitivement changé de camp.
TRAHISONS HABITUELLES
Éric Piolle est un maire qui s’inscrit dans la parfaite continuité du mythe tout Grenoblois d’une ville de l’innovation. Si la ville n’a pas été percée par la bourgeoisie traditionnelle, le pouvoir est déplacé ailleurs, dans la science, la technique, et l’élu vert vient lui aussi consacrer une caste d’ingénieurs à la tête de la mairie. Il est ainsi reconnu par ceux qui possèdent le capital économique de la cuvette Grenobloise, comme d’autres maires dits de gauche avant lui, tels Michel Destot ou Hubert Dubedout. D’ailleurs, ce mythe est si présent qu’il est parfois mis en avant dans les plans de communication de la municipalité qui parlera volontiers d’innovation sociale en matière de squat tout en expulsant celles et ceux qui occupent alors par nécessité. Cette élection crée des remous profonds dans ce que Grenoble peut compter d’organisations ou associations gauchisantes, jusqu’à lire à l’époque, comble de l’ironie, des appels à voter Piolle sur le pourtant très subversif Indymedia Grenoble. C’est que cette liste et son programme répondent à un certain nombre d’idéaux tronqués de la vieille gauche, regroupés principalement autour de l’idée d’un pouvoir plutôt dit ascendant que descendant. Cela passe par diverses promesses qui seront rapidement mises de côté sous l’habituelle menace de la « réalité », comme la co-construction ou la mise en valeur du tissu associatif. En réalité, cette mairie nous prouvera à maintes reprises son autoritarisme, particulièrement violent dans les réunions publiques, et son incroyable capacité à tenter de construire sa légitimité sur le travail de ceux qui la combattent, jusqu’à accueillir dans ses salons une exposition sur les squats au Brésil.
Si ces critiques sont restées dans un cercle restreint en début de mandat, le vote du budget 2016 en fut un tournant majeur. Menacée par l’État d’une mise sous tutelle à cause d’une grosse dette publique, la mairie va proposer un plan d’austérité drastique comme seule alternative, avec fermeture de bibliothèques et de Maisons Des Habitants dans des quartiers populaires. Deux élus de la majorité refusent alors de l’approuver et se retrouvent tout simplement exclus de l’équipe. On apprendra plus tard que le plan d’austérité proposé comme seule option viable n’était en fait qu’une des possibilités parmi d’autres, autres possibilités qui n’auront même pas été présentées à l’ensemble de la majorité. S’en suit ce qu’on appellera « la lutte des bibliothèques ». Pendant un an, les bibliothécaires qui refusent de voir leur outil de travail vendu à la dette de la ville vont appeler à des rassemblements devant la mairie lors des conseils municipaux. Elles ne seront jamais entendues et recevront même, par deux fois, des gaz lacrymogènes comme réponse à leur colère. Est-ce si surprenant que cette mairie auto-proclamée gauche radicale soit la seule de France à tenir ses conseils municipaux sous siège derrière une armée de policiers ? Le symbole est fort mais ne semble pas ébranler le pouvoir pour autant, convaincu d’avoir fait le bon choix. Poussés dans leurs certitudes d’être du côté des gentils, les élus ne cesseront, dans les mois qui suivront, de s’auto-justifier tout en préparant, à partir de la rentrée 2017, le second volet de leur mandat comme une opération de reconquête d’un électorat potentiellement perdu.
SQUATTE TA VILLE
Parallèlement, le mouvement social Grenoblois, en partie brisé intérieurement par les conflits inhérents à l’arrivée de Piolle, va se reconstruire à partir de la lutte des bibliothèques et du mouvement contre la Loi Travail au printemps 2016. Comme partout ailleurs, ce mouvement va amener des milliers de personnes à sortir dans la rue. Au delà du nombre, c’est le croisement entre des sensibilités et des pratiques qui furent par le passé parfois antagonistes qui feront le ciment de ces quelques mois à Grenoble. De Nuit Debout aux assemblées syndicales, de grandes réunions à la Bobine aux occupations sur le campus, des vitrines de banque brisées au cortège de tête multiformes du 15 septembre qui sera à la fois sommet et sommeil de ce printemps rampant. On a alors le sentiment que quelque chose de vivant et hétérogène est en train de naître. Les saisons suivantes sont pourtant l’occasion de nombreux rendez-vous manqués. Parfois par trop grande répression, comme lorsque l’on sort dans la rue pour protester contre la présence de Marine le Pen au deuxième tour des présidentielles. Parfois par manque d’organisation ou de perspectives, comme lorsque des syndicalistes acharné·e·s tiennent plusieurs rendez-vous à la Bourse du Travail autour du mort-né « Front Social ». Finalement, les mondes qui s’étaient retrouvés côte à côte pendant des mois retournent à leurs marches forcées en empruntant des trajectoires parallèles plutôt que communes.
D’autant qu’en face, la préfecture s’organise pour éviter que ne se propage ce qui lui fait horreur. Notamment autour d’une histoire singulière qui va cristalliser l’acharnement à la fois des milieux des politiques et de la préfecture leur faisant face. En mars 2017, un incendie ravage un ancien foyer étudiant occupé par des personnes venant majoritairement du Soudan et d’Érythrée. Durant des mois, celles-ci tenteront de réoccuper un nouveau bâtiment face aux promesses creuses de relogement à la fois de la mairie et de la préfecture, et essuieront 6 échecs. Pourtant, tout est tenté : d’occupations d’immenses bâtiments publics (dont un appartenant au C.H.U, un autre à l’E.P.F.L…), aux rassemblements massifs devant une bâtisse nouvellement squattée, rien n’y fait. Systématiquement, la préfecture expulse – illégalement – et remet à la rue. Dès lors, un climat s’installe où ouvrir une maison vide devient de plus en plus difficile et trouver un toit peut parfois s’avérer mission impossible. L’inquiétude gagne dans une ville qui a pris l’habitude de voir un squat à chaque coin de rue depuis de très nombreuses années, aussi bien pour y vivre que pour s’y organiser politiquement.
Quelques lieux subsistent au milieu de ce désastre, alors propriétés d’une mairie de Grenoble jouant un triple jeu bien étrange. Si elle tolère ce qui lui semble acceptable, elle expulse néanmoins toute nouvelle occupation d’un bâtiment lui appartenant à partir de cette période, comme aux Eaux Claires, rue Léon Blum ou dans la traverse rue d’Alembert. Au delà de ces histoires peu médiatisées, le campement Valmy, derrière le stade des Alpes, est expulsé au printemps 2017. Propriété de la ville, la mairie n’avait pas réussi à faire aboutir une procédure judiciaire et a donc travaillé main dans la main avec la préfecture pour ordonner l’expulsion. Le prétexte ? Un trouble à l’ordre public causé par une attaque incendiaire d’un groupuscule fasciste. Difficile de faire pire pour une mairie qui nous vend régulièrement le traitement « humanitaire » de ce genre de situations.
Parallèlement, la municipalité lance, sur les 4 lieux occupés restants dont elle est propriétaire, une vaste campagne de négociations en vue de les conventionner. Cette campagne va s’accompagner d’un événement caractéristique de sa façon très singulière de communiquer : la mairie signe une convention précaire particulièrement paternaliste concernant 2 personnes à la rue, pour un an, et s’en vante allègrement dans nombre de médias locaux et nationaux. Une propagande organisée pour nous faire croire qu’à Grenoble, la ville ne laisse personne à la rue, alors que non seulement des milliers de personnes dorment dehors, mais que la mairie expulse à tour de bras. Une opération répétée quelques mois plus tard quand au Patio, lieu occupé par des exilé·e·s sur le campus, un représentant de la mairie tentera de s’imposer pour apporter de la nourriture en présence de la presse alors qu’on n’avait jamais vu la mairie de Grenoble s’intéresser à cette histoire. D’ailleurs, sans appareil photo, on ne les reverra jamais traîner dans le coin.
Surpris de voir l’ambiance se détériorer aussi vite, la contre-attaque peine à se concrétiser visiblement. Les quelques tentatives restent faibles et infructueuses malgré des collectifs forts sur leurs thématiques ou leurs quartiers spécifiques, et une assemblée des mal-logés particulièrement active, soutenue par le Droit Au Logement local. C’est qu’on a peut-être perdu la nécessité, le goût, l’envie de construire ensemble ou qu’on s’est fâché trop fort et souvent pour de bonnes raisons. L’atomisation et l’isolement des milieux politiques créent alors un contexte favorable pour que la répression s’abatte plus durement.
Dans un premier temps, la préfecture fait pression sur la mairie concernant les squats dont elle est propriétaire, cette dernière renvoyant aux négociations sur les conventions en cours. En parallèle, la préfecture passe régulièrement par dessus les propriétaires ou s’arrange avec la loi. A Fontaine ou rue Jay, la préfecture lance une procédure non nominative pour expédier la justice sans procédure, tandis que l’électricité est coupée par G.E.G dans deux squats alors en cours de négociations, rue Jay là encore et rue des Alliés, et ce en plein hiver.
Si les attaques de la préfecture touchent d’abord plus spécifiquement la problématique du logement, nous verrons qu’elles s’élargiront au cours de l’année 2018, suite aux échecs de cette politique. Quant aux milieux contestataires, le printemps 2018 et les blocages étudiants sont alors l’occasion de lutter de nouveau ensemble mais l’éloignement géographique du campus, les convergences de lutte plus souhaitées que réalisées et la répression inédite de l’université envers ses étudiant·e·s limiteront les conditions possibles d’un renversement du rapport de force en cours.
CHICAGO-SUR-ISÈRE
Depuis maintenant deux ans, Grenoble est au cœur de l’agitation médiatique nationale ; pour ses dealers recrutant sur snapchat, ses embrouilles de rue nocturnes à la sortie des discothèques ou ses incendiaires. La presse se fait l’écho d’une ville asphyxiée par ses problèmes de sécurité, « laboratoire de l’ensauvagement », où l’on ne pourrait plus mettre un pied dehors sans risquer sa vie. On nous construit l’imaginaire d’une ville contrôlée par la drogue et les anarchistes sous la relative bienveillance d’une mairie de gauche dépassée par les événements. Il faut comprendre que cette stratégie de communication est le résultat des réseaux d’influence de la police et de la préfecture, qui s’alarment à chaque nouveau fait divers. Les journalistes tirent quasi exclusivement leurs informations directement des communiqués toujours plus angoissants qui suivent ces histoires. En se plaçant comme seuls rapporteurs des faits, commissariat et préfecture ébauchent point par point le scénario propice à leur intervention. Ainsi, lorsque des CRS en civil un peu trop bourrés s’embrouillent devant leur caserne avec des jeunes du quartier Mistral, on nous vend une sombre affaire de guet-apens en bande organisée pour attaquer des flics au coin d’une ruelle. La mairie joue parfois aussi ce jeu cynique. Lorsque des coups de feu sont échangés sur le cours Berriat, elle organise une grande réunion pour retrouver le calme et la sérénité dans un quartier St-Bruno soit-disant en proie aux règlements de compte perpétuels. Chaque fois, le même scénario se répète. Ces événements sont systématiquement rapportés par la presse hors de tout contexte et largement dépolitisés, et ce même lorsque des incendiaires revendiquent leurs gestes à travers des communiqués publics. Ce matraquage médiatique crée alors un climat anxiogène qui construit petit à petit la nécessaire intervention des pouvoirs publics.
Parfois, des réseaux politiques locaux tentent de s’en nourrir et ceci particulièrement lorsque l’écho de ces évènements devient national et qu’il y a donc du buzz à se faire. Une affaire va particulièrement retenir notre attention dans ce domaine, car elle marque une nouvelle étape dans cette situation. En juillet dernier, Adrien Pérez meurt des suites de ses blessures au couteau à la sortie d’une discothèque. Cette tragédie va prendre une ampleur nationale très rapidement. Chaque sphère d’influence politique tente alors de se saisir de cette histoire. Caractéristique de ces piètres tentatives de récupérations, Génération Identitaire, pourtant inexistant à Grenoble, organise mi-août un rassemblement devant le tribunal isérois qui sera publiquement déploré dans la journée par les proches du défunt. Cette opération de communication du groupuscule d’ultra-droite va avoir un retentissement national et, malgré son échec momentané, ouvrir un espace médiatique autour de la sécurité de Grenoble. Cet espace va être investi rapidement dès la fin de l’été et tout au long de l’automne par le blog « Grenoble le Changement », qui regroupe l’équipe en construction autour de l’ex-maire Alain Carignon. Cette tactique de communication habituellement utilisée par les réseaux fascisants va (re)devenir la pierre angulaire du repris de justice et de sa tentative d’entrée en campagne. L’objectif est de créer du scandale à partir d’observations faites par des sympathisants dont le site va se faire le porte-parole, une stratégie héritière des pires ressorts poujadistes désirant protéger « les petites gens », et qui va être utilisée à haute dose sur le centre social occupé du 38 rue d’Alembert. Durant deux mois, le blog va publier quasi quotidiennement des articles sur les malheurs d’une riveraine du 38 dérangée par des enfants réparant des vélos, photos prises depuis sa fenêtre à l’appui. Ce harcèlement va alerter la presse locale qui va, de fait, accompagner inconsciemment le récit de Carignon et de ses potes.
PREMIÈRES ATTAQUES
Depuis plusieurs mois, des conflits de voisinage animent les proches alentours de deux lieux vivants et libertaires du quartier St-Bruno : l’engrenage, bar militant et antifasciste, et donc le 38. Pour les premiers, il s’agit d’un cabinet d’architectes qui s’est installé il y a peu juste à côté, et pour les seconds, de cette fameuse voisine habitant un immeuble adjacent. Dans les deux cas, un travail intense de lobbying auprès de la mairie et de la préfecture sont effectués par les plaignant·e·s quant à la tranquillité publique perturbée par l’activité des lieux. Qu’il s’agisse de volume sonore pour les concerts, ou simplement de dédain politique pour les activités solidaires des deux espaces. Saint-Bruno est un quartier populaire, bruyant par son marché en son centre. Déjà, un conflit tenace se tient entre certain·e·s habitant·e·s de la place qui désirent vivre leur propriété dans le calme, et celles et ceux qui désirent habiter un territoire vivant. C’est que la vie animée d’un marché et d’une place dérangent l’esprit de ceux qui ont payé cher le droit de vivre là, et d’y rester. Et qu’elle dérange tant que certain·e·s s’organisent pour lutter contre, notamment à travers un collectif d’habitants nommé St-Bruno Citoyens. Ainsi matérialisé, ce débat est résolu par la mairie à travers un projet de réaménagement urbain visant le square où les habitants du quartier trouvent refuge régulièrement pour papoter, jouer avec leurs enfants ou à la pétanque.
Conséquences de ces plaintes, préfecture et mairie ordonnent conjointement la fermeture administrative du bar l’engrenage le 7 novembre dernier après deux ans d’existence, suite au passage d’une commission de sécurité. En l’espace de 10 jours, le collectif aurait dû mettre aux normes un espace pourtant loué par les propriétaires pour être un bar-concert depuis plus de dix ans. Depuis, l’engrenage tente d’obtenir de nouveaux locaux de la mairie en faisant du bruit à travers une pétition. Pour le 38, le 3 novembre, une quinzaine de flics rentrent dans le lieu pour effectuer un prétendu « contrôle administratif » durant la traditionnelle fête des morts, au milieu d’une trentaine d’enfants assis devant un film. Ils repartiront en gazant la foule et en embarquant quelqu’un pour une garde-à-vue fantasque. La semaine d’après, le 10, la police revient durant une soirée de soutien aux exilé·e·s de Briançon mais trouve porte close. Une ordonnance du procureur leur permet toutefois d’effectuer des fouilles et des contrôles d’identités dans les rues adjacentes durant toute la soirée. Dans les jours qui suivent, on apprend par bruits de couloirs que la préfecture a pour projet de lancer une procédure administrative contre le 38 pour débit de boissons non autorisé, et qu’elle compte porter plainte contre le maire pour manquement à la sécurité d’un bâtiment dont il est propriétaire car le 38 accueille du public. Plus tôt dans l’année, deux bars qui agitent la vie nocturne du centre-ville, le Central et le Bauhaus, étaient fermés pour des raisons similaires. En peu de temps, ce sont plusieurs lieux qui sont donc attaqués. Fin novembre, deux bars de la place St-Bruno sont perquisitionnés dans le cadre d’une enquête sur le trafic de drogue de la place et risquent aussi de fermer.
QUAND LA PRÉFECTURE ET LA DROITE FONT CAUSE COMMUNE
Ce qu’il est intéressant de constater dans ces événements, c’est le lien évident entre la pression exercée par les médias de la droite locale et l’écho que celle-ci trouve dans les gestes politiques de la préfecture. La situation place en effet ces deux acteurs comme des alliés de circonstance. Après le mythe entretenu par la team Carignon, la préfecture se comporte, à travers le maintien de l’ordre, comme un acteur politique majeur de la vie Grenobloise. Des histoires dérisoires sont montées en épingle par la presse de droite qui en parle à grands renforts d’articles incendiaires, histoire de créer de toute pièce un véritable enjeu politique à une situation pourtant anodine. Dans ce contexte, la préfecture vient siffler la fin de la récré en mettant de l’ordre au milieu du vide. Plus largement, ces agissements placent la sécurité comme première préoccupation de la prochaine échéance électorale qui aura lieu en mars 2020. En réglant les enjeux créés par la droite, la préfecture la place comme un interlocuteur privilégié de la sécurité Grenobloise face au « laxisme de la gauche ».
Ce discours d’une gauche qui ne tiendrait pas compte de la réalité angoissante dans laquelle ses citoyens vivent n’est pas nouveau, et suit un fil conducteur politique réactionnaire depuis des décennies autour du sentiment d’insécurité ambiant en France. Des contre-révolutionnaires de Mai 68 aux discours du F.N des dernières présidentielles en passant par les unes du Figaro à l’élection de Mitterrand. D’un côté, ce récit alimente les peurs d’une vie supposée dangereuse dans une ville livrée au crime. Après Chicago, Grenoble serait Gotham City. De l’autre, ceux qui prophétiquement prétendent pouvoir régler ces mêmes problèmes deviennent tout à coup au centre du quotidien des gens. Ainsi, alors que les partis de droite ont toujours été considérés comme du côté du pouvoir et de la bourgeoisie, ils deviendraient soudainement proches du peuple car concernés par ses « réalités ». C’est une inversion rhétorique qui intervient suite aux abandons successifs de la gauche historique aux problématiques de classe.
Cette stratégie est non seulement cyclique – elle a élu Sarkozy en 2007 – mais est surtout un écran de fumée qui a pour seul objectif de porter certains au pouvoir. Il faut bien se rendre compte que lorsque la droite (ou même l’extrême-droite) accède aux responsabilités cela ne résout jamais les soucis qui lui ont permis d’en arriver là. Le problème, ce n’est pas tant celui de l’insécurité mais plutôt que les pouvoirs publics se placent systématiquement en tant que médiateurs de tous nos conflits sociaux. Plutôt que d’aller voir ses voisin·e·s parce qu’ils font trop de bruit, certain·e·s préfèrent alors appeler la police ou porter plainte. Quand les flics débarquent, le petit aperçu de la situation auquel ils accèdent n’y apporte qu’une confusion supplémentaire. Au contraire, leur présence entretient artificiellement la difficulté de vivre à autant dans des espaces aussi restreints.
Face à cette situation, la mairie choisit une stratégie bien particulière. Plutôt que d’affirmer son empreinte politique à gauche en expliquant avec pédagogie que le premier problème ne serait peut-être pas la sécurité mais, par exemple, le logement ou la pauvreté, elle marche sur les plates-bandes de la droite. Le choix explicite, pour la municipalité, est donc de s’emparer de la question sécuritaire. Cette option politique est une redite de la stratégie perdante de Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007, qui déclarait son patriotisme poing levé en chantant la Marseillaise face au populisme de Nicolas Sarkozy. Grossièrement, la majorité tente d’expliquer qu’elle est à la hauteur de la situation et qu’elle se trouve elle aussi dans la réalité de ses administré·e·s. Alors, elle présente tout un ensemble de mesures lors d’un conseil municipal spécialement dédié à la sécurité et se réapproprie une thématique pourtant habituellement marquée très à droite. Ce glissement sémantique s’opère également lors de la parution du dernier Gre-mag consacré encore à la même chose – enfin, à la police municipale – histoire d’en rajouter une couche sur le fait que cette mairie prend les choses au sérieux.
L’EMPRISE DU TEMPS
En trois semaines, la préfecture a déjà avancé bon nombre de pions et a encore plus d’un tour dans son sac. Elle est le relais sécuritaire local de l’État. Grâce à la toute-puissance de sa légitimité et de ses moyens matériels comme judiciaires, elle se rend maîtresse du temps. Dès lors, celles et ceux qu’elle attaque sont privés de leur capacité d’action. Cela passe par des procédures administratives comme par des interventions policières. Acculés, les espaces alors mis en danger n’ont d’autre choix que de penser à leur propre survie avant d’envisager une éventuelle solidarité avec ceux qui subissent le même sort. D’abord, pour comprendre ce qu’il se joue et le geste politique en cours. Ensuite, pour démêler le flou juridique insensé sur lequel s’appuient les pouvoirs publics pour pousser les lieux alternatifs vers la sortie. Enfin, la nécessaire réponse politique devient difficile à élaborer de façon commune, le temps étant déjà bien compté pour tenter de ne pas soi même disparaître.
C’est que la préfecture appuie fort aussi sur la mairie. Cette pression ruisselle ensuite sur les lieux visés qui, dans un effet domino, subissent alors un deuxième coup de lame. Ainsi, c’est sous la menace que le D.A.L, au 6 rue Jay, a signé une convention d’occupation temporaire le mois dernier, privé d’électricité par une coupure G.E.G depuis plusieurs mois, et sous la tension d’une expulsion rendue possible par une procédure non nominative lancée par la mairie l’année dernière. Au moment de négocier, le tour de magie judiciaire et la vie dans le noir n’offraient que peu de perspectives pour arriver à un résultat réellement satisfaisant pour les occupant·e·s. Cette opération politique pourrait se répéter en ce qui concerne le 38 rue d’Alembert. En utilisant la procédure administrative lancée à son encontre par la préfecture, la mairie a toute liberté de se dédouaner d’une possible expulsion. Pourtant, en tant que propriétaire des lieux, elle doit forcément y donner son aval ; c’est la loi. Dans cette histoire, la volonté des pouvoirs publics serait que le centre social, pour assurer sa pérennité, rentre un peu plus dans les clous. Cela passerait par une mise aux normes partielle du bâtiment et, globalement, plus de moyens financiers pour cette structure pourtant indépendante et gratuite. Encore une fois, la sécurité a bon dos quand elle empêche l’existence d’espaces hors cadres dans la ville de Grenoble.
L’accumulation de ces facteurs non seulement pousse dans ses retranchements, mais muselle des espaces historiquement contestataire. Il devient alors quasiment impossible de penser construire des résistances qui dépassent le simple cadre de l’urgence. Et puis, on a le sentiment que ce devoir de survie est un frein terrible à l’auto-organisation, la solidarité, ou le déploiement d’initiatives politiques. Tout simplement, qu’il devient difficile tout autant de vivre, que de lutter.
POUR CONCLURE
Face à l’urgence de la situation, se libérer du temps paraît donc essentiel. Du temps pour survivre comme pour s’organiser. Reconstruire des réseaux fragilisés par le mandat de Piolle et ainsi permettre de refaire surface ensemble plutôt que disparaître séparément, au compte-goutte. Pour être opérants, ces liens doivent s’inscrire dans la durée. Pour cela, nous avons besoin de lieux d’organisations et de moyens matériels pour se projeter dans un temps plus long et être capables d’intervenir sur différents terrains de lutte. Déjà, de nombreuses initiatives existent à Grenoble et sont précieuses, comme le Front contre les Expulsions, la Coordination contre les Frontières ou l’assemblée de St-Bruno.
Aujourd’hui, les Gilets Jaunes déplacent le débat politique dans des espaces encore inexplorés, malgré leur relative confusion politique. Nous devons au contraire affirmer des espaces de résistance contre la marche en avant économique et autoritaire du monde, et à partir de ceux qui existent déjà et sont aujourd’hui menacés par la préfecture et la mairie de Grenoble. La campagne municipale qui a déjà débuté a choisi de nous placer au centre du débat. Il s’agit alors d’infléchir cette dynamique sécuritaire et de proposer à la fois des alternatives politiques et matérielles, mais également d’amener notre lecture de la situation dans une ville en proie aux transformations. D’une ville vivante, certains voudraient que se matérialise une métropole apaisée aux mains des ingénieurs et des cadres supérieurs bercés dans leur tranquillité.
Réfractaires à toute idée de l’ordre, nous sommes nombreux·ses à avoir construit notre propre Grenoble, et il risque aujourd’hui de disparaître. Nous voulons vivre une ville où la moindre soirée ne se paie pas 30€ et où on peut s’y balader sans craindre l’œil malsain d’une caméra. Nous voulons régler nos problèmes de voisinage par nous-mêmes plutôt que de recevoir la police de manière inopinée. Nous avons choisi de construire nos vies en ville pour y croiser des mondes qui ne sont pas les nôtres et s’en imprégner comme s’en émouvoir. Nous voulons traîner tard le soir et que ce ne soit pas un problème. Nous rêvons de villes vivantes qui, peu à peu, partout, s’éteignent. Et nous nous battrons pour que ces utopies perdurent.
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