On ne naît pas femme
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Catégorie : Global
Thèmes : Genre/sexualités
Quand on analyse l’oppression des femmes avec des concepts matérialistes et féministes [1], on détruit ce faisant l’idée que les femmes sont un groupe naturel, c’est-à-dire « un groupe social d’un type spécial : un groupe perçu comme naturel, un groupe d’hommes considéré comme matériellement spécifique dans son corps [2] ». Ce que l’analyse accomplit dans l’ordre des idées, la pratique le rend effectif dans l’ordre des faits : par sa seule existence, une société lesbienne [3] détruit le fait artificiel (social) qui constitue les femmes en un « groupe naturel » ; une société lesbienne démontre pragmatiquement que la division à part des hommes dont les femmes ont été l’objet est politique et que nous avons été re-construites idéologiquement en un « groupe naturel ». Dans le cas des femmes l’idéologie va loin puisque nos corps aussi bien que notre pensée sont le produit de cette manipulation. Nous avons été forcées dans nos corps et dans notre pensée de correspondre, trait pour trait, avec l’idée de nature qui a été établie pour nous. Contrefaites à un tel point que notre corps déformé est ce qu’ils appellent « naturel », est ce qui est supposé exister comme tel avant l’oppression. Contrefaites à un tel point qu’à la fin l’oppression semble être une conséquence de cette « nature » en nous, une nature qui n’est qu’une idée. Ce qu’une analyse matérialiste accomplit par le raisonnement, une société lesbienne l’effectue en fait : non seulement il n’y a pas de groupe naturel « femmes » (nous lesbiennes en sommes une preuve vivante, physique) mais en tant qu’individus aussi nous remettons en question « la-femme », laquelle n’est pour nous qu’un mythe, de même que pour Simone de Beauvoir. « On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin [4]. »
Cependant, la plupart des féministes et des lesbiennes/féministes ici et ailleurs continuent de penser que la base de l’oppression des femmes est biologique autant qu’historique. Certaines d’entre elles prétendent même trouver leurs sources chez Simone de Beauvoir [5]. La référence au droit maternel et à une « préhistoire » où les femmes auraient créé la civilisation (à cause d’une prédisposition biologique) tandis que l’homme brutal et grossier se serait contenté d’aller à la chasse (à cause d’une prédisposition biologique) est la symétrique de l’interprétation biologisante de l’histoire que la classe des hommes a produite jusqu’ici. Elle relève de la méthode même qui consiste à chercher dans les femmes et les hommes une raison biologique pour expliquer leur division, en dehors de faits sociaux. Du fait que cette façon de voir présuppose que le commencement ou la base de la société humaine repose nécessairement sur l’hétérosexualité, elle ne saurait pour moi être au départ d’une analyse lesbienne/féministe de l’oppression des femmes. Le matriarcat n’est pas moins hétérosexuel que le patriarcat : seul le sexe de l’oppresseur change. Cette conception, outre qu’elle reste prisonnière des catégories de sexe (femme et homme) maintient de plus l’idée que ce qui seul définit une femme, c’est sa capacité de faire un enfant (biologie). Et bien que dans une société lesbienne, les faits et les façons de vivre contredisent cette théorie, il y a des lesbiennes qui affirment que « les femmes et les hommes appartiennent à des espèces ou races (les deux mots sont utilisés de façon interchangeable) différentes ; que les hommes sont inférieurs aux femmes sur le plan biologique ; que la violence masculine est un phénomène biologique inévitable [6] ». Ce faisant, si nous admettons qu’il y a une division « naturelle » entre les femmes et les hommes, nous naturalisons l’histoire, nous faisons comme si les hommes et les femmes avaient toujours existé et existeront pour toujours. Et non seulement nous naturalisons l’histoire, mais aussi par conséquent nous naturalisons les phénomènes sociaux qui manifestent notre oppression, ce qui revient à rendre tout changement impossible. Au lieu de considérer par exemple que le fait de faire un enfant relève d’une production forcée, nous le regardons comme un processus « naturel », « biologique », oubliant que dans nos sociétés les naissances sont planifiées (démographie), oubliant que nous-mêmes nous sommes programmées pour produire des enfants, alors que c’est la seule activité sociale « excepté la guerre » qui présente un tel danger de mort [7].
Ainsi, tant que nous serons « incapables de nous dégager volontairement ou spontanément de l’obligation séculaire de la procréation à laquelle les femmes se vouent à vie comme à l’acte créateur femelle [8] », le contrôle de la production d’enfants ira beaucoup plus loin que le simple contrôle des moyens matériels de cette production. Pour ce contrôle, les femmes devront d’abord s’abstraire de la définition « la-femme » qui leur est imposée.
Ce que montre une analyse féministe matérialiste, c’est que ce que nous prenons pour la cause ou pour l’origine de l’oppression n’est en fait que la « marque [9] » que l’oppresseur impose sur les opprimés : le « mythe de la femme [10] » en ce qui nous concerne, plus ses effets et ses manifestations matérielles dans les consciences et les corps appropriés des femmes. La marque ne préexiste pas à l’oppression : Colette Guillaumin a montré que le concept de race n’existait pas avant la réalité socio-économique de l’esclavage, en tout cas, pas dans son acception moderne puisqu’il désignait alors le lignage des familles (en ce temps-là, d’ailleurs, on ne pouvait être que de (la) « bonne race », si on en était). Aujourd’hui cependant race et sexe sont appréhendés comme une donnée immédiate, une donnée sensible, un ensemble de « traits physiques ». Ils nous apparaissent tout constitués comme s’ils existaient avant tout raisonnement, appartenaient à un ordre naturel. Mais ce que nous croyons être une perception directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée, une « formation imaginaire [11] » qui réinterprète des traits physiques (en soi aussi indifférents que n’importe quels autres, mais marqués par le système social) à travers le réseau de relations dans lequel ils sont perçus. (Ils/elles sont vus noirs, par conséquent ils/elles sont noirs ; elles sont vues femmes, par conséquent elles sont femmes. Mais avant d’être vu(e)s de cette façon, il a bien fallu qu’ils/elles soient fait(e)s noir(e)s, femmes.) Avoir une conscience lesbienne, c’est ne jamais oublier à quel point être « la-femme » était pour nous « contre-nature », contraignant, totalement opprimant et destructeur dans le bon vieux temps d’avant le Mouvement de libération des femmes. C’était une contrainte politique et celles qui y résistaient étaient accusées de ne pas être des « vraies » femmes. Mais dans ce temps-là nous en étions fières puisque dans l’accusation il y avait déjà comme une ombre de victoire : l’aveu par l’oppresseur qu’être « femme » n’est pas quelque chose qui va de soi, puisque pour en être une, il faut en être une « vraie » (et les autres donc ?). On nous accusait dans le même mouvement de vouloir être des hommes. Aujourd’hui cette double accusation a été reprise haut la main dans le contexte du Mouvement de libération des femmes par certaines féministes et aussi, hélas, certaines lesbiennes qui se sont donné pour tâche politique de devenir de plus en plus « féminines ». Pourtant, refuser d’être une femme ne veut pas dire que ce soit pour devenir un homme. Et d’ailleurs, si on prend pour exemple la « jules » la plus réussie, l’exemple classique de ce qui soulève le plus d’horreur, en quoi son aliénation est-elle différente de l’aliénation de celle qui veut devenir une femme ? Bonnet blanc, blanc bonnet. Au moins pour une femme, vouloir devenir un homme prouve qu’elle a échappé à sa programmation initiale. Mais même si elle le voulait de toutes ses forces, elle ne pourrait pas devenir un homme. Car devenir un homme exigerait d’une femme qu’elle ait non seulement l’apparence extérieure d’un homme, ce qui est aisé, mais aussi sa conscience, c’est-à-dire la conscience de quelqu’un qui dispose par droit d’au moins deux esclaves « naturelles » durant son temps de vie. C’est impossible et précisément, un des aspects de l’oppression subie par les lesbiennes consiste à mettre les femmes hors d’atteinte pour nous puisque les femmes appartiennent aux hommes. Une lesbienne donc doit être quelque chose d’autre, une non-femme, une non-homme, un produit de la société et non pas un produit de la « nature », car il n’y a pas de « nature » en société.
Refuser de devenir hétérosexuel (ou de le rester) a toujours voulu dire refuser, consciemment ou non, de vouloir devenir une femme ou un homme (pour les hommes homosexuels). Cela, la plupart des lesbiennes et même d’autres qui ne l’étaient pas le savaient même avant le commencement du mouvement lesbien et féministe. Pourtant comme Andrea Dworkin le souligne, depuis quelque temps de nombreuses lesbiennes « ont essayé de plus en plus massivement de transformer l’idéologie même qui nous a esclavagisées en une célébration dynamique, religieuse, psychologiquement contraignante du pouvoir biologique femelle [12] ». Ainsi, quelques avenues du mouvement lesbien et féministe nous ramènent au mythe de la femme qui avait été créé spécialement pour nous par la classe qui nous domine, grâce à quoi nous retombons dans un groupe naturel. En 1949, Simone de Beauvoir détruisait le mythe de la femme. Il y a dix ans, nous nous mettions debout pour nous battre pour une société sans sexes [13]. Aujourd’hui, nous revoilà prises au piège dans l’impasse familière du « c’est-merveilleux-d’être-femme ». En 1949, Simone de Beauvoir mettait précisément en évidence la fausse conscience qui consiste à choisir parmi les aspects du mythe (que les femmes sont différentes… des hommes) ceux qui ont bon air et à les utiliser pour définir les femmes. Mettre à l’œuvre le « c’est-merveilleux-d’être-femme », c’est retenir pour définir les femmes les meilleurs traits dont l’oppression nous a gratifiées (encore qu’ils ne soient pas si bons que ça), c’est ne pas remettre en question radicalement les catégories « homme » et « femme » qui sont des catégories politiques (pas des données de nature). Cela nous met dans la situation de lutter à l’intérieur de la classe « femmes », non pas comme les autres classes le font, pour la disparition de notre classe, mais pour la défense de la femme et son renforcement. Cela nous mène à développer avec complaisance de « nouvelles » théories sur notre spécificité, c’est ainsi que nous appelons notre passivité « non violence » alors que l’essentiel de notre combat politique doit consister à combattre notre passivité (notre peur, en fait, qui est justifiée). L’ambiguïté du terme « féministe » résume toute la situation. Que veut dire « féministe » ? Féministe est formé avec le mot « femme » et veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes ». Pour beaucoup d’entre nous, cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour les femmes en tant que classe et pour la disparition de cette classe ». Pour de nombreuses autres, cela veut dire « quelqu’un qui lutte pour la femme et pour sa défense » – pour le mythe, donc, et son renforcement.
Pourquoi a-t-on choisi le mot « féministe », s’il recèle la moindre ambiguïté ? Nous avons choisi de nous appeler « féministes », il y a dix ans, non pas pour défendre le mythe de la femme ou le renforcer ni pour nous identifier avec la définition que l’oppresseur fait de nous, mais pour affirmer que notre mouvement a une histoire et pour souligner le lien politique avec le premier mouvement féministe.
C’est ce mouvement donc qu’il faut questionner pour le sens qu’il a donné au mot « féminisme ». Le féminisme au siècle dernier n’a jamais pu résoudre ses contradictions en ce qui concerne les sujets de nature/culture, femme/société. Les femmes ont commencé à se battre pour elles-mêmes en tant que groupe et ont considéré avec raison que toutes les femmes avaient des traits d’oppression en commun. Mais c’était pour elles des caractéristiques biologiques plutôt que des traits sociaux. Elles sont allées jusqu’à faire leur la théorie de l’évolution de Darwin. Cependant, elles ne pensaient pas comme Darwin que « les femmes sont moins évoluées que les hommes », mais elles pensaient que la nature des hommes et des femmes avait divergé au cours du processus d’évolution et que la société dans son ensemble reflétait cette dichotomie… L’échec du premier féminisme vient du fait qu’il n’attaquait chez Darwin que l’idée de l’infériorité des femmes tout en acceptant les fondements de cette affirmation, en particulier l’idée de la femme en tant qu’« unique [14] ». Ce furent finalement des universitaires femmes et non pas des féministes qui détruisirent cette théorie.
Les premières féministes n’ont pas réussi à considérer l’histoire comme un processus dynamique qui se développe à partir de conflits d’intérêts. Plus, même, elles continuaient de penser comme les hommes que la cause (l’origine) de leur oppression se trouvait en elles (parmi les Noirs, on n’en était plus à cette idée). Et les féministes de ce premier front, après quelques victoires éclatantes, se sont trouvées dans une impasse et ont manqué de raisons pour continuer à se battre. Elles soutenaient le principe illogique de « l’égalité dans la différence », une idée qui est en train de renaître en ce moment même. Elles sont retombées dans le piège qui nous menace une fois de plus : le mythe de la-femme.
C’est à nous historiquement donc à définir en termes matérialistes ce que nous appelons l’oppression, à analyser les femmes en tant que classe, ce qui revient à dire que la catégorie « femme », aussi bien que la catégorie « homme », sont des catégories politiques et que par conséquent elles ne sont pas éternelles. Notre combat vise à supprimer les hommes en tant que classe, au cours d’une lutte de classe politique – non un génocide. Une fois que la classe des hommes aura disparu, les femmes en tant que classe disparaîtront à leur tour, car il n’y a pas d’esclaves sans maîtres. Notre première tâche est donc, semble-t-il, de toujours dissocier soigneusement « les femmes » (la classe à l’intérieur de laquelle nous combattons) et « la femme », le mythe. Car la-femme n’existe pas pour nous, elle n’est autre qu’une formation imaginaire, alors que « les femmes » sont le produit d’une relation sociale. Il nous faut de plus détruire le mythe à l’intérieur et à l’extérieur de nous-mêmes. La-femme n’est pas chacune de nous mais une construction politique et idéologique qui nie « les femmes » (le produit d’une relation d’exploitation). La-femme n’est là que pour rendre les choses confuses et pour dissimuler la réalité « des femmes ». Pour devenir une classe, pour avoir une conscience de classe, il nous faut d’abord tuer le mythe de la-femme, y compris dans ses aspects les plus séducteurs (voir Virginia Woolf quand elle disait que le premier devoir d’une femme écrivain, c’est de tuer l’ange du foyer). Mais se constituer en classe ne veut pas dire que nous devions nous supprimer en tant qu’individus. Nous sommes aussi confrontées avec la nécessité historique de nous constituer en tant que sujets individuels de notre histoire. C’est ce qui explique, je crois, pourquoi toutes ces tentatives de « nouvelles » définitions de la-femme se multiplient aujourd’hui. Ce qui est en jeu c’est une définition de l’individu en même temps qu’une définition de classe (et pas seulement pour les femmes évidemment). Car une fois qu’on a pris connaissance de l’oppression, on a besoin de savoir et d’expérimenter qu’on peut se constituer comme sujet (en tant qu’opposé à objet d’oppression), qu’on peut devenir quelqu’un en dépit de l’oppression.
La question du sujet et de l’individu est historiquement une question difficile pour tout le monde. Le marxisme, dernier avatar en date du matérialisme, la science qui nous a formé(e)s politiquement, ne veut rien savoir de ce qui touche au « sujet ». Le marxisme a rejeté le sujet transcendantal, la conscience « pure », le sujet « en soi » constitutif de connaissance. Tout ce qui pense « en soi » avant toute expérience a fini dans la poubelle de l’histoire, tout ce qui prétendait exister en dehors de la matière, avant la matière, tout ce qui avait besoin de Dieu, d’une âme ou d’un esprit pour exister. C’est ce qu’on appelle l’idéalisme. Quant aux individus, puisqu’ils ne sont que le produit de relations sociales, ils ne peuvent être qu’aliénés dans leur conscience (Marx précise dans L’Idéologie allemande que les individus de la classe dominante sont eux aussi aliénés quoiqu’ils soient les producteurs directs des idées qui aliènent les classes qu’ils oppriment. Mais comme ils tirent des avantages évidents de leur propre aliénation, elle ne les fait pas trop souffrir). Il existe aussi une conscience de classe, mais en tant que telle, cette conscience ne peut pas se référer à un sujet particulier, sauf comme participant des conditions générales de l’exploitation, en même temps que les autres individus de cette classe, qui partagent tous la même conscience. Quant aux problèmes pratiques de classe avec lesquels – en dehors des problèmes traditionnellement définis comme de classe – on pouvait s’affronter même avec une conscience de classe, par exemple les problèmes dits sexuels, ils étaient considérés comme des problèmes « bourgeois » qui devaient disparaître avec la victoire finale de la lutte des classes. « Individualiste », « petit-bourgeois », « subjectiviste », telles étaient les étiquettes attribuées à toute personne ayant fait preuve de problèmes qui ne pouvaient pas se réduire à être condensés dans ceux de la « lutte des classes » proprement dite.
C’est ainsi que le marxisme a refusé aux membres des classes opprimées la qualité de sujet. Ce faisant, le marxisme, à cause du pouvoir politique et idéologique que cette « science révolutionnaire » a exercé immédiatement sur le mouvement ouvrier et les autres groupes politiques, a empêché toutes les catégories d’opprimé(e)s de se constituer comme sujets (par exemple comme sujets de leurs luttes). Cela veut dire que les « masses » n’ont pas combattu pour elles-mêmes mais pour le parti et ses organisations. Et quand une transformation économique a eu lieu (fin de la propriété privée, constitution de l’Etat socialiste), il n’y a pas eu de changement révolutionnaire dans la nouvelle société.
Pour les femmes, le marxisme a eu deux conséquences : il les a empêchées de se penser et par conséquent de se constituer comme une classe pendant très longtemps, en faisant échapper au social la relation femmes/hommes, en en faisant une relation « naturelle », sans doute la seule qui le soit avec celle des mères et des enfants, en cachant le conflit de classe des hommes et des femmes derrière une division « naturelle » du travail (voir L’Idéologie allemande). Cela pour le niveau théorique (idéologique). Dans la pratique, Lénine, le parti, tous les partis communistes jusqu’à ce jour et toutes les organisations communistes gauchistes ont toujours réagi à toute tentative de réflexion ou de regroupement des femmes à partir de leur propre problème de classe par l’accusation de divisionnisme. En nous unissant, nous femmes, nous divisons les forces du peuple. C’est que pour les marxistes, les femmes « appartiennent » soit à la classe bourgeoise, soit à la classe prolétarienne, c’est-à-dire aux hommes de ces classes. De plus, la théorie marxiste ne permet pas plus aux femmes qu’aux autres catégories d’opprimés de se constituer comme des sujets historiques parce que le marxisme ne prend pas en compte le fait qu’une classe, ce sont aussi des individus un par un. Une conscience de classe ne suffit pas. Il nous faut comprendre philosophiquement (politiquement) les concepts de « sujet » et de « conscience de classe » et comment ils fonctionnent en relation avec notre histoire. Quand nous découvrons que les femmes sont les objets d’une oppression, d’une appropriation, dans le moment même où nous pouvons le concevoir, nous devenons des sujets dans le sens de sujets cognitifs, à travers une opération d’abstraction. La conscience de l’oppression n’est pas seulement une réaction (une lutte) contre l’oppression.
C’est aussi une totale réévaluation conceptuelle du monde social, sa totale réorganisation conceptuelle à partir de nouveaux concepts développés du point de vue de l’oppression. C’est ce que j’appellerais la science de l’oppression, la science par les opprimé(e)s. Cette opération de compréhension de la réalité doit être entreprise par chacune de nous : on peut l’appeler une pratique subjective, cognitive. Cette pratique s’accomplit à travers le langage, de même que le mouvement de va-et-vient entre deux niveaux de la réalité sociale (la réalité conceptuelle et la réalité matérielle de l’oppression).
Christine Delphy montre que c’est à nous qu’il incombe historiquement d’entreprendre de définir ce que c’est qu’un sujet individuel en termes matérialistes. À coup sûr, cela semble une impossibilité puisque subjectivité et matérialisme ont toujours été mutuellement exclusifs. N’est-ce pas ainsi pourtant qu’il faut comprendre l’abandonnement par de nombreuses d’entre nous au mythe de la femme : il s’explique par la nécessité réelle pour nous toutes d’atteindre à la subjectivité (le mythe de la femme n’étant que le miroir aux alouettes qui égare notre démarche), c’est-à-dire par la nécessité pour chaque être humain d’exister en tant qu’individu en même temps que comme membre d’une classe. C’est peut-être la première condition pour l’accomplissement de la révolution que nous voulons, sans laquelle il ne peut y avoir de combat réel ou de transformation. Mais pareillement, sans conscience de classe, il n’y a pas de réels sujets, seulement des individus aliénés. Cela veut dire qu’en ce qui concerne les femmes, répondre à la question du sujet individuel en termes matérialistes c’est d’abord montrer, comme les lesbiennes et les féministes l’ont fait, que des problèmes prétendument subjectifs, « individuels », « privés », sont en fait des problèmes sociaux, des problèmes de classe, que la « sexualité » n’est pas pour les femmes une expression individuelle, subjective, mais une institution sociale de violence. Mais une fois que nous avons montré que tous les problèmes prétendument personnels sont en fait des problèmes de classe, il nous reste encore le problème du sujet de chaque femme, prise isolément, non pas le mythe, mais chacune de nous. À ce point, disons qu’une nouvelle définition de la personne et du sujet pour toute l’humanité ne peut être trouvée qu’au-delà des catégories de sexe (femme et homme) et que l’avènement de sujets individuels exige d’abord la destruction des catégories de sexe, la cessation de leur emploi et le rejet de toutes les sciences qui les utilisent comme leurs fondements (pratiquement toutes les sciences humaines).
Mais détruire « la femme », sauf à nous détruire physiquement, ne veut pas dire que nous visions à détruire le lesbianisme (dans la même foulée que les catégories de sexe) parce que le lesbianisme pour le moment nous fournit la seule forme sociale dans laquelle nous puissions vivre libres.
De plus, « lesbienne » est le seul concept que je connaisse qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme) parce que le sujet désigné (lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. Car en effet ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée de servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques (« assignation à résidence 15 », corvée domestique, devoir conjugal, production d’enfants illimitée, etc.), relation à laquelle les lesbiennes échappent en refusant de devenir ou de rester hétérosexuelles. Nous sommes transfuges à notre classe de la même façon que les esclaves « marrons » américains l’étaient en échappant à l’esclavage et en devenant des hommes et des femmes libres, c’est-à-dire que c’est pour nous une nécessité absolue, et comme pour eux et pour elles, notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la destruction de la classe – les femmes – dans laquelle les hommes s’approprient les femmes et cela ne peut s’accomplir que par la destruction de l’hétérosexualité comme système social basé sur l’oppression et l’appropriation des femmes par les hommes et qui produit le corps de doctrines sur la différence entre les sexes pour justifier cette oppression.
Monique Wittig
NOTES
1 – Christine Delphy, « Pour un féminisme matérialiste », L’Arc, n° 6, 1975. Article repris dans L’Ennemi principal, tome I, Paris, Syllepse, 1998.
2 – Colette Guillaumin, « Race et Nature : Système des marques, idée de groupe naturel et rapports sociaux », Pluriel, n° 11, 1977 ; article repris dans Sexe, race et pratique du pouvoir, Paris, Côté-femmes, 1992.
3 – J’utilise le terme de « société » dans une acception anthropologique étendue, car il ne s’agit pas à strictement parler de « sociétés » en ce sens que les sociétés lesbiennes n’existent pas de manière complètement autonome, en dehors des systèmes sociaux hétérosexuels.
4 – Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, tome II, Paris, Gallimard, 1949, p. 15.
5 – Redstockings, Feminist Revolution, New York, Random House, 1978, p. 18.
6 – Andrea Dworkin, « Biological Superiority, The World’s Most Dangerous and Deadly Idea », Heresies, vol. 46, n° 6, 1979.
7 – Ti-Grace Atkinson, Amazon Odyssey, New York, Links Books, 1974, p. 15. Odyssée d’une Amazone, Paris, Editions des femmes, 1975.
8 – Andrea Dworkin, op. cit.
9 – Colette Guillaumin, op. cit.
10 – Simone de Beauvoir, op. cit.
11 – Colette Guillaumin, op. cit.
12 – Andrea Dworkin, op. cit.
13 – Ti-Grace Atkinson, op. cit. : « Si le féminisme veut être logique, il doit travailler pour obtenir une société sans sexes. »
14 – Rosalind Rosenberg, « In Search of Woman’s Nature », Feminist Studies, automne 1975, p. 144.
15 – Christiane Rochefort, Les Stances à Sophie, Paris, Grasset, 1963.
texte pré-queer
avec des pensées et apories liées
Que peut bien vouloir dire « pré-queer » et quelle pertinence à cette appellation anachronique pour le but d’analyser ce texte?
La théorie queer n’est pourtant pas une réponse aux questionnements du féminisme matérialiste français. Ce n’est pas une théorie plus « avancée » qui démoderait ou remplacerait celle de Wittig, Delphy et Guillaumin, dont les thèses matérialistes ont encore court et sont toujours développées en France et ailleurs.
La théorie queer n’est ni un point de référence, ni une direction obligée, juste une autre théorie qui d’ailleurs ne se loge pas dans les mêmes bases théoriques et les mêmes buts politiques que le féminisme matérialiste.
Je fais peut-être un fort gros fromage d’une simple remarque.
En tant que matérialistes, reconnaissons le caractère « daté » (lié à des conditions historiques et matérielles spécifique) de chaque théorie.
Le lien de l’infrastructure à la superstructure …
En passant
Wittig relève, avec d’ailleurs tout ce a qu’elle a effectivement apporté et qui compte, d’un « matérialisme » quand même assez subjectiviste. Et Delphy d’un léninisme distributif passablement plat. Par contre, silence épais sur Nicole Claude Mathieu, qui pour le coup était une maté’ assez conséquente, non transcendante, et dont tout le monde a l’air d’avoir un peu peur aujourd’hui, dans les deux options en concurrence. Mais voilà, une fois qu’on adit « matérialise » on n’a rien dit, il y a au moins deux (et peut-être plus) acception fondamentale du matérialisme (critique de la distribution ou critique des formes à distribuer) qui, bon, ne s’excluent pas forcément, mais quand même divergent pas mal.
En tant qu’anarchiste, les lectures des féministes matérialistes françaises m’ont beaucoup apporté, pour ma compréhension du patriarcat et des systèmes de domination en général.
Wittig a par exemple écrit « La catégorie de sexe » et « Paradigmes », qui se trouvent dans le recueil de textes / anthologie « La pensée straight ».
De Nicole-Claude Mathieu, lire le livre « L’Anatomie politique. Catégorisations et idéologies du sexe », dont le texte « Quand céder n’est pas consentir » est extrait et dispo en brochure ici:
https://infokiosques.net/spip.php?article1548
Enfin, et surtout, Colette Guillaumin ! À lire absolument. Son livre, « L’idéologie raciste », est une étude implacable (rédigée en 1969 et pibliée en 1972). Enfin, le recueil de textes « Sexe, Race et Pratique du pouvoir. L’idée de Nature » est tout autant intéressant, et « intersectionnel », pour reprendre ce terme apparu aux USA à la fin des années 1980 mais dont le principe est évidemment beaucoup plus ancien (lire par exemple « Ain’t I a Woman » de Sojourner Truth https://infokiosques.net/spip.php?article1203). Dans ce recueil de textes de Colette Guillaumin, se trouve notamment un classique de l’antiracisme matérialiste: « « Je sais bien mais quand même » ou les avatars de la notion « race » », dispo en brochure ici:
https://infokiosques.net/spip.php?article1449
L’anarchisme, c’est la lutte contre toutes les formes de hiérarchie, de domination et d’exploitation. Donc feu au capitalisme et à l’État, mais aussi aux systèmes de domination raciste, patriarcal, spéciste, etc.
Ainsi que les livres un peu oubliés mais très pertinents de Colette Capitan « La nature à l’ordre du jour », et surtout « L’idée moderne d’amour » de Noizet, ébauche d’une critique toujours à faire de l’économie relationnelle obligatoire, les deux chez Kimé, trouvables en occase.