Pour une émancipation des mouvements pour l’émancipation
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L’euphorie qui entoure depuis plus de cinq ans l’émergence d’une prétendue « galaxie altermondialiste » (qui à force d’être invoquée a fini par apparaître comme une réalité aux yeux de ses membres) commence peu à peu à se heurter aux premières désillusions. Alors que s’est progressivement construit l’idée d’un mouvement unifié et en même temps pluraliste, il s’agit aujourd’hui de tirer les leçons de cette expérience, bien que non achevée, dans les apports et les limites qu’elle suppose, même si ici les limites seront volontairement plus mises en avant que les acquis. Il ne s’agit pas de cracher gauchistement sur les altermondialistes d’ATTAC ou d’ailleurs. Il ne s’agit pas de donner des leçons d’authenticité. Ni même de proposer autre chose de mieux. Il s’agit seulement de pointer les limites d’un « mouvement de mouvements » qui, depuis cinq ans, a été analysé souvent très vite et sans le moindre esprit critique, mis à part quelques ouvrages brillants .
Deux problèmes se posent aujourd’hui au sein des mouvements anti-mondialisation néolibérale, et ce pour tous ceux qui désirent modifier le cours des choses à la racine. D’une part, celui des permanences sclérosantes qui existent au sein des organisations militantes altermondialistes et pro/para-altermondialiste ; d’autre part, celui des problèmes qui ont surgi au cours des dix dernières années, et qui, sans être totalement nouveaux, revêtent quelque originalité. Certes, porteur de promesses, ce mouvement a su s’imposer dans l’imaginaire collectif comme le nouveau pôle commun de luttes socio-politiques légitimes. Cela s’est fait avec quelques avancées sur les thématiques intégrées aux luttes sociales, écologistes, féministes, etc.. Mais qu’en est-il concrètement de ce supposé « grand changement » ? l’altermondialisme est il si « alter » que certains le prétendent ?
La persistance des illusions et le triomphe progressif de l’ignorance
Aujourd’hui, ce que certains nomment la « galaxie » altermondialiste est en passe de devenir, selon certains observateurs, un nouveau chemin vers l’émancipation. S’il est vrai que la naissance d’ATTAC a permis que surgissent des thématiques jusqu’ici laissées de côté ou réduites à de simple questions secondaires à côté de tout ce qui touchait à la « dernière instance » économique, il n’en restent pas moins vrai que de vieilles thématiques sclérosantes perdurent ici et là, en se camouflant le plus souvent derrière une rhétorique plus moderne. La critique sociale a toujours nourri les mouvements protestataires, à des degrés divers et selon des modalités propres aux configurations spécifiques dans lesquelles elle s’énonçait. Aujourd’hui on ne compte plus les livres sur un « autre monde », qui brandissent l’étendard de l’ « alternatif », du « nouveau », du « renouveau », etc. Mais qu’ y a-t-il de réellement neuf, de radicalement autre ? Car si la rhétorique a bien changé dans les discours théoriques légitimes de la « gauche alternative », les schèmes interprétatifs des militants n’ont pas pour autant évolué au même rythme, et il serait bien absurde de déduire d’une littérature en renouveau des pratiques novatrices . Certains travaux sont, il faut le dire, très fins et très utiles . Mais ce sont précisément ceux que les militants ne lisent guère ou vite.
Car ce qui pose problème est qu’en ayant une attitude consumériste, y compris pour leurs lectures, ces « nouveaux » militants reproduisent un rapport au savoir qui les mène tout droit au mur de l’impuissance, car tous les livres seraient bons à lire vaudraient du moment qu’ils aient un minimum de discours « alternatif » et « protestataire » . Mais combien de ces livres méritent vraiment qu’on y prête attention ? Combien se fondent sur une enquête empirique, combien ne refusent de céder béatement à l’idéalisation militante de l’émancipation, combien refusent de verser dans le péché d’orgueil d’un changement global par prise de conscience généralisée ou par éducation ? En vérité, la plupart de ces militants ne lisent que pour confirmer leurs idées, pour renouveler leurs certitudes et renforcer le crédit qu’ils attachent à leurs mythes.
Des obstacles perdurent au sein même de nos organisations. Nos façons d’interpréter la réalité sociale et historique et notre manière de débattre pose problème . Chaque organisation a besoin de références collectives historiques et théoriques : ceci est sociologiquement normal . Or ce qui pose problème est que non seulement la tendance lourde au sein des organisations militantes est à la sacralisation laïcisée de ces références, mais en plus certains membres de ces organisations ont une fâcheuse tendance à interpréter des situations extérieures à leurs « univers de vie » avec à chaque fois les mêmes schémas interprétatifs. Les uns useront partout et toujours Trotsky-Lenine-Marx-Engels, disant que le football est un « opium du peuple », que les problèmes internes à chaque organisation proviennent de la fameuse « double nature de la bureaucratie ». D’autres utiliseront avec force détails les écrits de Foucault-Deleuze-Spinoza-Bourdieu, arguant que l’école est un dispositif disciplinaire (et reproduisant les inégalités sociales en légitimant les inégalités scolaires) à brûler, qu’il existe quelques personnes qui sont les « maîtres du monde ».
Cet ethnocentrisme partisan empêche toutefois de comprendre une série de problèmes qui ne sont envisageables qu’à partir d’autres paradigmes et modèles théoriques. Il faut, pour agir efficacement, délaisser les outils semi-savants que la paresse intellectuelle des « militants-qui-n’ont-pas-le-temps-d’enculer-les-mouches » a si bien rodés depuis 68. De même il faut garder les instruments d’intelligibilité du social qui sont encore viables au regard des différents problèmes sociaux actuels et des expériences historiques pouvant éclairer comparativement notre présent. Nous devons procéder à un programme de durcissement critique vis-à-vis de la production théorique interne aux mouvements alter-monde. Cela n’implique pas de mise à l’index, pas d’épuration, pas de sectarisme, mais une évaluation collective critique de cette couche sédimentaire qui recouvre nombre d’esprits en mal de grands modèles et de concepts de lutte. Tout l’enjeu réside dans le fait de chasser les rhétoriques mondaines qui se prétend révolutionnaire pour lui substituer une véritable plateforme démocratique de débats et d’études scientifiques. Car trop de conformismes de gauche demeurent, souvent bien moins radicaux qu’ils ne le prétendent : que l’on pense aux préjugés de ceux qui dans leur propos assimilent religion avec obscurantisme ; ou encore à ces « jeunes engagés » qui reproduisent inconsciemment le schéma infantilisant entre adultes-serieux-stables et jeunes-insouciants-instables en préférant s’amuser et profiter de la vie tout en luttant (sans parler de l’excès inverse qui consiste à mimer le sérieux des adultes sans remettre en cause la coupure infantilisante qui est au principe d’une telle perception). Rester sur les dogmes du passé en leur attribuant une valeur transcendantale, et en oubliant les circonstances historico-sociales qui les ont vu naitre, ne nous fera pas avancer.
Refuser la paresse intellectuelle pour s’armer du savoir.
D’autres problèmes existent depuis quelques années. Ces problèmes s’ajoutent aux lourdeurs de l’histoire que bien souvent les militants ont du mal à digérer. C’est bien ce manque d’autocritique et de mise en perspective historique qui manque aux mouvements protestataires. Un des obstacles à l’émancipation des mouvements pour l’émancipation est l’incapacité chez la majorité à penser le rapport au temps. Pour beaucoup, l’histoire, « c’est du passé ». Et d’aucuns en viennent à admettre un certain « droit d’inventaire » formel et conciliant, comme pour ne pas évoquer ce qui fâche. D’autres préfèrent perdre leur temps à mettre en cause péremptoirement untel ou untel, soulignant tantôt l’irresponsabilité des bakouniniens qui auraient détruit l’Internationale marxienne, tantôt la responsabilité criminelle de Trotsky dans le massacre des compagnons de Makhno et des marins de Kronstadt. Ce sont bien des faits historiques vrais. Mais leur instrumentalisation tout autant que l’ignorance sur laquelle ils s’appuient dans les conséquences qui en sont déduites abusivement empêchent un usage libérateur de l’histoire, qui saurait prendre appui du passé sans s’y engluer.
Un autre problème dans les mouvements de gauche pour un autre monde est celui des schémas récemment dominants qui se proposent d’expliquer le fonctionnement du monde de façon systématique et utilitariste. Parmi eux on peut relever un volontarisme mystique mettant en scène quelques maîtres du monde (idéologie du complot chez certains critiques des medias qui prend racine dans les présupposés utilitaristes du libéralisme économique), une conception essentialiste du pouvoir (qui laisse de côté tous les acquis des travaux de Bourdieu, Weber, Foucault, Elias et Simmel sur le pouvoir comme configuration relationnelle) avec le fameux « le Pouvoir aux mains de …. » ou « la prise de Pouvoir de… », une vision réifiante, unifiante et normative des classes sociales (du type « la » classe ouvrière est bonne parce qu’elle est ouvrière), une approche globalisante et unifiante des réalités sociales (avec les slogans « un » autre monde est possible, « résistance globale au Capital », etc.), et enfin une approche fantasmatique des problèmes les plus complexes (que ce soit au sujet du Proche Orient, des « cités », ou des mouvements protestataires en Amérique Latine ou de la question nationale). A force de se croire hors jeu en adoptant des conduites et idées en apparence les plus « radicales », on finit par se détacher des réalités auxquelles on prétend apporter toute notre attention.
Enfin, le plus dangereux est la manière habile qu’ont certains de justifier leur manque de rigueur analytique en recourant au « prétexte littéraire », à la « capacité créatrice des hommes », au romantisme qui se fonde sur le flou artistique et l’imprécision libératrice, quand il ne s’agit au fond que d’incompétence à agir et penser de façon radicalement critique. Il est fabuleux d’annoncer un renversement imminent des rapports de forces. Il est merveilleux de parler au nom d’un « peuple », qu’il soit d’ « en bas » ou d’ailleurs. Il est charmant de désirer une révolution des esprits (et les corps, camarades ?). Mais malheur à celui qui avance des études empiriques, sociologiques ou historiques, pour rappeler que si l’utopie a bien souvent été un facteur de progrès social et politique, le Progrès en lui-même est réversible. Celui qui lutte contre ses propres est très vite assimilé à un pessimiste, et tous les regards se tournent vers lui pour le faire taire : ne désespérons pas Billancourt !
Or les utopies les plus extravagantes ont retardé bien plus souvent les mouvements protestataires que ce qu’elles les ont servis. Et de ce point de vue, il y a fort à parier que l’utopie d’un altermondialisme triomphant de Seattle au Larzac provoque à long terme une désillusion chez ceux qui « croient » en cette promesse altermondialiste, ce qui retardera durablement l’émancipation avec tous les dégâts qui sont à prévoir chez les militants les moins critiques (les plus prompts à faire des virages à 180°). Quand admettrons nous, sans céder au fatalisme, que le monde ne sera jamais un terrain de bonheur et d’émancipation totale/générale ? Sans abandonner nos perspectives de luttes, nous nous devons d’opter pour des utopies rationnelles, nous armer de réflexions plus rigoureuses que les fast-foods pseudo intellectuels servis à chaque AG par quelques docteurs en pensée d’écoles. S’armer du savoir, accepter la discussion critique, bouleverser notre rapport au temps, radicaliser nos postures pour mieux dénoncer les impostures (notamment en comprenant comment vivent les classes qu’on prétend défendre et qui pourtant nous ignorent), refuser la rhétorique élégante des forains d’idées, assumer nos contradictions en les mettant à jour, en somme faire notre socioanalyse : c’est une des voies qui nous permettra de modifier, dans la limite du probable, ce jeu par rapport auquel tant d’ « âmes libres » se croient affranchies du simple fait qu’elles s’en déclarent extérieures. Un simple décret de la bonne volonté ne suffit pas à rompre avec l’air du temps : notre meilleur allié est la critique, surtout quand on retourne cette arme sur nos propres pratiques.
Enzo Palitano
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