Antonin Bernanos – L’arrestation.

J’AI SOUHAITÉ commencer à écrire sur ma seconde incarcération.

En effet, dans l’affaire pour laquelle je suis actuellement placé en détention provisoire depuis bientôt 9 mois, j’ai été incarcéré à deux reprises.
Une première fois à la maison d’arrêt de Villepinte, après 48 heures de garde à vue et 24 heures au dépôt au tribunal de grande instance de Paris. Nous étions alors quatre jeunes de 18 à 30 ans mis en examen dans le cadre d’une procédure criminelle.

La juge d’instruction en charge de notre dossier avait demandé le placement en détention provisoire pour le plus âgé d’entre nous et pour moi-même, alors âgé de 21 ans, et un placement sous contrôle judiciaire – soit une liberté “encadrée” – pour les deux autres, dont mon petit frère de 18 ans, Angel.

Au vu de la situation assez critique, pour nous qui n’étions jamais allés en prison, et qui ne nous étions jamais réellement préparés à cette éventualité, nos avocats respectifs s’étaient concertés et avaient demandé un “débat différé” devant le juge des libertés et de la détention, qui statuerait de notre mise sous écrou ou non, dans le but officiel de préparer notre défense, mais avant tout pour laisser la pression médiatique retomber autour des faits qui nous étaient reprochés.
Nous allions donc partir en prison en attendant les quatre jours de délai en vue de notre audience, envoyés à Fresnes pour l’un, deux autres à Fleury et moi à Villepinte.

J’aurais pu écrire plus longuement sur cette “découverte” de la prison, mais pour ce premier texte, j’ai préféré me concentrer sur les jours qui ont précédé ma seconde incarcération.
Il est difficile d’écrire sur sa vie, et sur des moments aussi douloureux, d’autant plus quand on le fait du fond d’une cellule de 9 mètres carrés, assis en tailleur sur un lit, avec pour seul support un plateau repas en profitant d’un moment d’accalmie de son co détenu.
Alors il m’est plus facile de commencer par le plus marquant, même si mes textes ne suivent pas exactement l’ordre chronologique réel des évènements.

Après deux jours et trois nuits passés au quartier arrivants de la maison d’arrêt de Villepinte, entassés à trois dans une cellule vétuste et minuscule, et totalement isolé de mes proches et de toutes informations concernant mes prochaines échéances – hormis via les chaines de télévision qui semblaient ne pas se lasser de ressasser en boucle les informations concernant mon affaire – j’étais finalement extrait vers le palais de justice de Paris pour l’audience face au juge des libertés et de la détention (JLD).
Arrivé tôt le matin dans la “souricière”, un entrepôt de cages superposées pour les prisonniers extraits au palais de justice, j’étais enfermé dans un box dans l’attente de mon audience.
J’appelais mon frère et mes deux camarades que j’entendais répondre au loin, dans le brouhaha général qui régnait dans la souricière. Après plusieurs heures d’attente, je voyais enfin mon frère, menotté et trainé par un gendarme, partir en direction des salles d’audience. Je l’appelais, l’encourageais d’un sourire, d’un clin d’oeil, et lui me répondait de son air rassurant et combattif. Lorsqu’il revint, après plusieurs longues minutes qui m’ont paru être des siècles, son visage avait des traits qui tranchaient radicalement avec ceux qu’il arborait un peu plus tôt. Il leva la tête vers moi pour me dire simplement “mandat de dépôt…”.

Je peux dire très exactement que ma peine a commencé à ce moment précis – car la détention provisoire est bien une peine avant la peine, à laquelle vient s’ajouter une multitude d’éléments extérieurs à la prison – de ce moment, je ne me souviens que d’un vide, un vide absolu d’abord qui s’est peu à peu rempli d’un sentiment de profonde tristesse que je n’avais alors jamais ressentie jusqu’ici, une douleur totale, un mal qui vient lentement et qui vous prend tout entier.

Quelques minutes plus tard, j’étais moi-même sorti et trimbalé hors de ma cellule, effondré, la gorge nouée, avançant dans les souterrains interminables du palais de justice, titubant derrière un gendarme qui me trainait par une laisse attachée à mes menottes en montant les marches des quatre étages qui menaient vers les salles d’audience.
Je n’allais pas vraiment vers l’échafaud, le bourreau avait déjà entamé son travail au moment de l’annonce de l’incarcération d’Angel.
Assis sur un banc face à la porte de la salle d’audience, je n’entendais pas les paroles de mon avocate, je ne me souviens même plus de ce que nous nous étions dit.

C’est en homme abattu que j’entrais dans la pièce, et face à la procureure et à la juge qui siégeaient devant moi, je ne pus que m’effondrer en larmes. Je déteste pleurer, et toute ma vie j’ai cherché à me battre contre mes larmes, qui me font honte dans toutes les situations, mais rien de comparable à l’humiliation que j’ai pu ressentir à ce moment précis, un homme en pleurs face à ceux qui décident de sa vie, ça n’inspire que la pitié, et ça détruit le combattant que vous avez cherché à être toute votre vie.

Il faut croire que cet aveu de faiblesse toucha la juge qui, après une plaidoirie remarquable de mon avocate, décida de me placer en contrôle judiciaire. Ne m’attendant pas du tout à cette décision, j’avais complètement perdu mes moyens, ce qui semblait également être le cas de la juge qui ne parvenait pas vraiment à justifier sa décision en comparaison à ce qu’elle venait de faire une peu plus tôt à l’encontre de mon frère. Elle alla même jusqu’à nous dire : “peut-être que si votre frère était passé après vous, ça aurait été différent…”.

Libérable. J’étais libérable dans la soirée, ainsi que mes deux autres camarades qui avaient suivis dans le bureau de la JLD, placés sous le régime du contrôle judiciaire, alors que mon frère rejoignait sa cellule de Fleury Mérogis.

J’étais envahi par des sentiments contradictoires. La joie de voir les portes de Villepinte s’éloigner derrière moi, et la douleur en imaginant celles qui se refermaient sur mon frère.

Au milieu des retrouvailles, je sentais ce vide laissé par Angel, et la souffrance de mes parents mêlée au soulagement de m’avoir à nouveau auprès d’eux.
J’avais la rage. Contre l’avocate de mon frère, contre la juge que j’avais pourtant remerciée comme un faible à l’annonce de ma remise en liberté, mais surtout contre moi même. Je n’ai jamais su protéger mon petit frère et cette fois-ci, il en payait le prix fort, pendant que je serrais mes proches dans mes bras.
En sortant de la salle d’audience j’étais confiant et plein d’espoirs. Il me semble même avoir souri.

LE LENDEMAIN MATIN, nous étions avertis que le parquet faisait appel de la décision de la JLD. Ma liberté était en sursis et mon avocate avait été claire : mes chances de rester en liberté étaient infimes. J’avais six jours pour préparer ma défense.
Parallèlement nous faisions aussi appel de la décision de placement en détention provisoire d’Angel. Nous passerions tous le jeudi 2 juin devant la cour d’appel de Paris, et notre sort serait, pour tous les quatre, définitivement scellé.

Les jours qui suivirent furent parmi les plus étranges que j’ai connus.

Je restais principalement chez moi, auprès de ma famille, dans une espèce de brouillard intérieur, oppressé par mes sentiments. Je voulais croire que je resterais libre, et j’avais bon espoir que mon frère soit mis en liberté par la cour d’appel, car sans entrer dans les détails du dossier – celui-ci était toujours en cours d’instruction – rien ne justifiait réellement l’incarcération d’Angel. Aucun élément à charge ne pesait contre lui, il faut croire que son placement en détention était dû uniquement aux pressions politiques engendrées par la médiatisation de l’affaire, qui pesait sur les magistrats, et à la qualité lamentable de son avocate.

Je me rendais chaque jour au cabinet de mon avocate, qui me préparait à l’audience qui s’annonçait difficile. J’observais les rues de Paris et le monde qui m’entourait, en me disant que c’était peut-être les dernières fois avant un temps indéterminé. Je me sentais extérieur à cet environnement dans lequel j’évoluais pourtant depuis toujours.

L’idée de fuir et de ne pas me présenter à l’audience me traversait parfois l’esprit, mais je la balayais rapidement, mon frère était derrière les barreaux et il fallait le sortir de là. De plus, j’étais encore novice dans mon rapport avec le système judiciaire, j’avais conscience des risques mais j’avais été remis en liberté une première fois, ce qui laissait vivre l’espoir en moi. Enfin, partir en cavale demande une logistique et des ressources monétaires que je n’avais pas. Ma vie était ici, auprès des miens, et fuir c’était accepter la culpabilité que l’on cherchait à m’imposer.

Je m’accordais une nuit d’hôtel et un restaurant avec ma petite amie, pour profiter de l’amour que nous nous portions l’un pour l’autre et pour nous rassurer face à la suite.
J’invitais mes amis les plus proches à l’occasion d’une soirée chez moi. La vérité c’est que je n’avais pas véritablement envie de les voir, mais il fallait resserrer les liens entre mon groupe et ma famille. Voir mes parents subir quelque chose d’aussi douloureux me faisait souffrir et je voulais être sur qu’ils seraient bien entourés s’il advenait que leurs enfants ne reviennenent pas à la maison.

Ces six jours passèrent à la vitesse d’un cheval au galop, et je me réveillais à l’aube de cette journée du 2 juin prêt à connaitre le sort qui m’était réservé. Avant de partir en famille de notre appartement, je fis mon sac en prévision de mon possible placement en détention. Ce sac pesait lourd sur nos consciences, il avait été prévu avec mon avocate de ne pas entrer avec en salle d’audience et de le laisser à mes proches, pour ne pas avoir l’air de celui qui s’est résigné à son sort devant les magistrats.

Si j’étais bel et bien placé en préventive, l’avocate sortirait de la salle pour récupérer le sac rapidement auprès de mes parents. La présence de ce simple sac de vêtements près de nous, nous rappelait à tous les enjeux de cette journée.

Arrivés en début d’après-midi devant la salle d’audience, nous nous installions à l’écart des caméras et des journalistes. Mes deux camarades et moi-même avions interdiction de communiquer, mais beaucoup de nos proches avaient fait le déplacement. Nous tournions en rond dans l’attente des débats, à fumer cigarette sur cigarette entre la cour et les couloirs du tribunal.

Lorsque vint mon tour, c’est avec une boule au ventre lourde comme une ancre que je rentrais dans la salle. Seul face à trois magistrats et une procureure, j’écoutais le rappel des faits qui nous étaient reprochés, les attaques réfléchies du parquet et les remarques des membres de la cour d’appel. Je parlais peu, assurant de mon innocence et affirmant que ma place n’était pas derrière les barreaux. J’étais étudiant, directeur adjoint d’un centre de loisirs, et je travaillais dans l’animation et le social auprès des jeunes depuis l’âge de 17 ans, et ma présence ce jour devant la cour attestait de ma volonté de me rendre disponible à la justice pendant l’ensemble de la procédure et bien sûr le jour où le procès aurait lieu. Mon avocate plaida brillamment pendant plus d’une heure, attaquante, poignante et très claire, elle ne laissa aucun point d’ombre et sa stratégie était bien rodée. En sortant de la salle d’audience j’étais confiant et plein d’espoirs. Il me semble même avoir souri.
Les avocats de mon frère – l’avocate ayant fait appel à un collègue suite à la catastrophe advenue 6 jours auparavant – semblaient également satisfaits de leur travail. Ils nous assuraient qu’Angel avait bien parlé et que la suite ne dépendait plus d’eux.

Les heures qui suivirent sont presque indescriptibles à l’écrit tant elles suscitèrent en moi des émotions violentes et oppressantes. Nous attendions le délibéré et tous les visages étaient tendus.
J’étais assis sur une chaise, près de ma copine, qui me rassurait tant bien que mal, à tourner sans cesse entre mes doigts un petit porte-bonheur offert par ma grand-mère quelques années plus tôt. Je serrais mon amie contre moi, je prenais les mains de mes parents dans les miennes, et je regardais le visage de mes proches un par un. Mes deux camarades étaient dans un état similaire et un regard suffisait à remplacer les mots qui nous étaient interdits.
Ces heures parurent éternelles et encore aujourd’hui, lorsque j’écris ces lignes, je peux ressentir cette angoisse écrasante qui circulait en moi à travers toutes les cellules de mon corps.

L’annonce du greffier fut brutale, j’étais le premier à entrer dans la salle pour le délibéré. Je me levais sans hésitation lançant un regard pour mes proches, un sourire pour mes parents, et un clin d’oeil pour ma copine.

Les portes en bois se refermèrent derrière moi, j’étais dans l’antre de la bête.

La première chose que je fis en entrant fut de vérifier la présence de gendarmes dans la pièce. Mon avocate m’avait dit quelques jours plus tôt que nous serions fixés sur mon sort en entrant dans la salle d’audience, si les gendarmes étaient présents, cela signifiait que les juges les avaient fait venir et qu’ils avaient décidé de mon incarcération.
Je scrutais la pièce de long en large, pas de gendarme. Je lançais un regard vers mon avocate, elle se retourna, me fixa droit dans les yeux avec une expression qu’aujourd’hui encore je n’arrive pas à saisir, et agrippa mon poignet avant de se rendre vers le pupitre qui lui était réservé. Je restais debout face aux magistrats et un silence lourd se fit avant que le président de la cour d’appel ne rende son délibéré.

Je n’entendis que la première phrase de son monologue : “la cour d’appel de Paris réunie ce jour a décidé de réfuter la décision du juge des libertés et de la détention, et de placer Monsieur Antonin Bernanos en détention provisoire…” À ce moment précis, je ressentis un choc violent au niveau de l’estomac, j’eus l’impression que mon corps entier se vidait soudainement de toutes ses forces.

Je n’entendais plus rien. Je me pliais en deux, effondré contre le pupitre qui me faisait face, tenant ma tête entre mes mains. Il me semble avoir simplement prononcé “putain…c’est pas possible”. Je sentis une pression contre mon épaule et je relevais la tête. Mon avocate était près de moi et prononçait des mots qui n’arrivaient pas jusqu’à mes oreilles.

Lorsque mon sens de l’ouïe reprit enfin le dessus, ce fut pour entendre “Messieurs les gendarmes, veuillez entraver cet homme”. Les hommes en bleu étaient apparus derrière moi traversant une porte située au fond de la pièce, l’un d’eux me mit mécaniquement les menottes autour des poignets et m’entraina vers la porte qui était restée ouverte. Je perdis mon avocate de vue, je passais la porte, balloté dans un couloir jusque dans une pièce remplie de gendarmes, qui me dévisageaient tous un par un. Je sentis le poids de leur regard qui pesait sur moi pendant que je passais au milieu d’eux, la tête baissée, fixant les menottes qui serraient mes poignets.

Je fus jeté dans une cage au fond de la pièce, au milieu de cages identiques toutes vides. J’étais seul, coincé derrière un grillage métallique, vidé de toute mon énergie.

Quelques secondes plus tard mon avocate se frayait un chemin entre les gendarmes mon sac de linge à la main. Elle avait l’air épuisé et lorsqu’elle me rejoignit de l’autre côté de la grille, elle me dit simplement qu’elle était désolée. Elle avait les larmes aux yeux et je m’aperçus que moi aussi. Elle passa ses doigts au travers du grillage pour serrer ma main, me promit que tout allait s’arranger, qu’on allait continuer, qu’il ne fallait pas lâcher.

Je voulais juste savoir quelle était la décision prise pour mon frère.
Elle prit son téléphone et en continuant à me parler. Elle envoya des messages, tenta d’appeler les avocats de mon frère qui ne répondaient pas – ces derniers étaient partis manger et n’étaient même pas présents pour le délibéré – elle m’informa que mes deux autres camarades étaient placés sous contrôle judiciaire.
J’étais soulagé pour eux et j’avais repris mes esprits.

Toujours aucune nouvelle du délibéré de mon petit frère. J’étais anxieux dans ma cage, mais j’avais espoir d’apprendre la libération d’Angel, au vu de la décision prise pour les deux autres.
La voix enrouée et le cœur serré, je demandais à mon avocate de rassurer mes parents, de leur dire que j’allais bien et que je tiendrais le coup, et je lui donnais mon petit porte bonheur futile que j’avais gardé sur moi pour qu’elle le remette à ma copine, en lui disant que je l’aimais et que j’étais désolé. Quelques larmes coulèrent en prononçant ces phrases, mais je savais que maintenant commençait le plus dur, et que rester fort et combattif était ma seule alternative pour faire face à ce qui m’attendait.
Il me semble que ce fut mon père qui rappela en premier mon avocate. Après quelques secondes, elle dit faiblement “c’est pas possible…” et se retournant vers moi, “il reste en prison. Ils gardent Angel”.

C’était le coup fatal, le scénario catastrophe par excellence dans toutes les possibilités que nous avions évoquées lors des jours précédents.
J’étais entré libre face à la cour d’appel, laissant derrière moi ma famille, mes amis, mes camarades et la fille que j’aimais, tous plein d’espoirs de me voir ressortir fier et souriant, le poing levé avant d’aller retrouver Angel, laissant derrière lui les grands murs gris de Fleury-Mérogis.

Mais je n’étais jamais ressorti, mon frère retournait en prison et les miens étaient seuls dans les couloirs du palais de justice.

J’avais été mangé par la salle d’audience, par la justice.