Pourquoi et comment le boycott culturel de l’apartheid israélien
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Catégorie : Global
Boycott contre propagande… « Ne donnez pas carte blanche à l’apartheid israélien » (…) Relayée par le mouvement international BDS (Boycott, désinvestissement, sanctions) et en Suisse par le Comité des artistes et acteurs culturels solidaires avec la Palestine, cette lettre ouverte exhorte Locarno à reconsidérer son partenariat avec le Fonds israélien du cinéma, organe national de financement et de promotion. Parmi les signataires figure le documentariste israélien Eyal Sivan, qui a réalisé Un Spécialiste, portrait d’un criminel moderne (1999) avec Rony Brauman, Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël (2004) avec le Palestinien Michel Khleifi, ou encore Jaffa, la mécanique de l’orange (2009). De passage cette semaine à Genève pour débattre du sujet, le cinéaste défend avec véhémence le principe controversé du boycott culturel.
L’appel de PACBI dénonce la collaboration entre Locarno et le Fonds israélien du cinéma. En quoi est-elle problématique ?
Eyal Sivan : En 2005, l’Etat hébreu a lancé une grande campagne nommée « Branding Israël ». Elle formule la nécessité de redorer l’image du pays, ternie dans le monde, selon trois axes : promouvoir la culture dite progressiste, recourir à des personnalités publiques en tant qu’ambassadeurs de bonne volonté et vendre Tel Aviv comme une ville accueillante pour les homosexuels. Faute de pouvoir défendre sa politique, le gouvernement envoie donc à l’étranger des artistes – qu’il tient par ailleurs pour des traîtres – afin de présenter une vitrine positive du pays. Dans son discours au Festival de Haïfa, Shimon Peres s’est adressé ainsi aux cinéastes israéliens : « L’Amérique a imposé sa culture à travers le cinéma, nous allons imposer notre image à travers le cinéma, c’est votre devoir. »
Tout cinéaste qui montre son film à l’étranger sous la bannière officielle d’Israël serait de fait récupéré à des fins de propagande. Même s’il exprime un point de vue critique
Eyal Sivan : Sachant que 85 % de la société juive israélienne a soutenu l’attaque sur Gaza l’été dernier et que 70 % de la société israélienne vote à droite ou à l’extrême droite, comment se fait-il que la majorité des films dont on soutient la diffusion à l’étranger soient critiques ? Ils ne le sont en fait pas tant que ça. A y regarder de plus près, leur propos peut souvent se résumer en une phrase : nous sommes misérables parce que nous sommes obligés d’opprimer les autres. La figure victimaire par excellence, c’est le pauvre soldat de Tsahal contraint de participer au massacre de Sabra et Chatila – vous voyez certainement de quel film je parle (le documentaire animé Valse avec Bachir, ndlr). En déchirant ce voile progressiste, que voit-on ? Que des films plus radicaux comme ceux d’Avi Mograbi ou les miens ne sont pas vus dans le pays, pas distribués dans le circuit commercial. Le public israélien s’en fout ou nous insulte !
Le boycott culturel vise donc les cinéastes qui participent à la campagne « Branding Israël » ?
Eyal Sivan : Ce moyen de pression a été défini par BDS de manière très précise. Tout n’est pas noir ou blanc, nous sommes dans une « zone grise ». Ce n’est pas une censure thématique, nous n’entrons pas en matière sur le contenu des œuvres. Pas question non plus d’exiger des cinéastes qu’ils renoncent aux fonds israéliens qui leur permettent de financer leurs films. Le boycott concerne les institutions nationales et les personnes qui agissent en leur nom. Si Locarno invite demain les mêmes réalisateurs en récusant toute collaboration avec l’Etat israélien, je soutiendrai ces cinéastes sans avoir vu leurs films !
Dans les faits, même si les institutions sont visées, des cinéastes appellent à boycotter d’autres cinéastes. N’est-ce pas déplorable d’en arriver là ?
Eyal Sivan : BDS existe parce que les pays occidentaux refusent d’imposer à Israël des sanctions diplomatiques pour son non-respect du droit international. Nous réclamons la fin de l’occupation militaire, de la discrimination envers les Arabes israéliens qui représentent 20 % de la population, et l’application de la résolution 194 de l’ONU sur le droit de retour des réfugiés. Le boycott est un aveu d’impuissance et un appel à la solidarité. Aidez-nous à faire peser sur la société israélienne le poids de l’occupation. Celle-ci paraît bien lointaine depuis Tel Aviv. Or on ne peut pas vivre dans cette normalité sans accepter d’en payer le prix. Il y a parfois aussi une hypocrisie de classe. Ceux qui s’opposent au boycott culturel et académique sont souvent favorables au boycott économique, qui va peser sur l’ouvrier israélien. On considère donc que ce dernier peut en faire les frais, mais pas les artistes et les professeurs d’université.
Comment interprétez-vous la réaction de Locarno ?
Eyal Sivan : Le festival, qui a donné carte blanche au Fonds israélien du cinéma et pas « au cinéma israélien », nous répond qu’il est contre le boycott de la culture. C’est de la mauvaise foi, car notre lettre dit clairement : « Si le but du festival est d’appuyer certains cinéastes israéliens ou de diffuser des films israéliens, il existe de multiples façons de le faire sans accepter de financement ou toute autre forme de soutien de la part d’organismes étatiques et gouvernementaux israéliens ». Locarno aurait pu contacter directement des cinéastes ou des associations de producteurs, lancer un appel à candidatures pour choisir lui-même des projets. Quand il invite un réalisateur iranien opprimé par le régime islamique, il ne s’adresse pas au ministère des Affaires étrangères ! Le cinéma n’est certes pas censuré en Israël, mais instrumentalisé. Les organisateurs du festival le savent et prétendent pourtant ne pas mélanger culture et politique. Ils en appellent à la fonction sociale et politique de la culture, mais ne créent pas les conditions du dialogue. Celui-ci ne peut exister qu’entre interlocuteurs égaux, pas sous la bannière d’un Etat oppresseur. Cela dit, je prends le pari que Locarno rejoindra un jour le boycott, quand ce sera dans l’air du temps.
L’Etat soutient souvent le cinéma et aucun gouvernement n’est irréprochable. Ne faudrait-il pas boycotter aussi le cinéma suisse, comme le propose ironiquement le cinéaste lausannois Lionel Baier ?
Eyal Sivan : Je vous répondrai en citant Hannah Arendt : « Si tout le monde est coupable, plus personne ne l’est. » C’est la défense du dignitaire nazi Adolf Eichmann à son procès à Jérusalem en 1961.
Pourquoi si peu de cinéastes israéliens soutiennent l’appel ?
Eyal Sivan : Le courage politique est toujours minoritaire. De nombreux réalisateurs palestiniens d’Israël ont signé la lettre envoyée à Locarno, mais seulement trois cinéastes juifs : Simone Bitton, Rachel Leah Jones et moi. Notre position est très précaire. Les réalisateurs israéliens ont souvent besoin de la caution étatique, car les producteurs européens réclament désormais des fonds israéliens par crainte d’être accusés d’antisémitisme. Ils préfèrent donc ne pas s’exposer, mais beaucoup approuvent notre démarche. On peut parler de boycott gris. Plusieurs cinéastes ne veulent pas devenir des ambassadeurs pour le prix d’un billet d’avion. Avi Mograbi sollicite l’argent des fonds israéliens, mais refuse celui du ministère des Affaires étrangères.
Et vous, en tant que cinéaste, quelle est votre ligne de conduite ?
Eyal Sivan : Je ne me considère pas cinéaste et citoyen, mais les deux à la fois. Je veux pouvoir me regarder dans la glace, voilà ma ligne de conduite. J’ai la chance d’avoir pu jusqu’à présent réaliser mes films sans faire appel aux fonds israéliens. Tout ce que je dis là me met dans une situation délicate. Beaucoup de festivals se diront que je risque de leur créer des ennuis. Ma marge de manœuvre pour réaliser des films se restreint. Et la Cour suprême israélienne vient de valider une loi contre le boycott. Quand je vais rentrer samedi en Israël, je pourrai donc être traduit devant un tribunal pour avoir signé cet appel. Mais j’ai le devoir de monter au créneau alors que les jeunes réalisateurs ne peuvent pas encore le faire. Interview réalisée par Mathieu Loewer
[1] Lancé par les cinéastes palestiniens Annemarie Jacir et Elia Souleiman, l’appel est également soutenu par Ken Loach, Mira Nair ou encore les réalisateurs romands Francis Reusser, Frédéric Choffat et Nicolas Wadimoff.
http://www.ujfp.org/spip.php?article4201
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