Bonnes conduites ? petite histoire du « politiquement correc
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FÉVRIER 1997
« Politiquement correct » sonne comme une mauvaise traduction. L’anglicisme atteste le péché de naissance. Comme si, depuis l’importation de la notion en France, au début des années 90, on avait voulu en conjurer la menace : c’était une pensée bien trop folle pour prendre racine en Europe. Le « mouvement pc » était envisagé avec l’indignation de bon aloi qui accueille tout ce qui vient d’outre-Atlantique. Le terme, pourtant, s’est imposé, dans la méconnaissance des conflits américains qui l’ont portée au jour. Là-bas, tout était parti de certains campus universitaires, auxquels il était reproché de céder à la tyrannie des minorités. Dans les départements incriminés, on se réclamait de Sartre, de Foucault, de Derrida, de Deleuze, de Cixous… Camille Paglia, qui a les honneurs des gazettes pour avoir fait de l’incorrection politique son fond de commerce, récapitulait élégamment la situation : il fallait que l’Amérique reprenne confiance en elle et cesse de « baiser le derrière des Français ». En filigrane de la querelle du pc, un chauvinisme intellectuel, le spectre d’une invasion qui aurait déjà eu lieu. Mais en France, « politiquement correct » est essentiellement américain. Tous aux abris : l’impérialisme yankee met une fois de plus en péril les traditions culturelles et politiques françaises. « Politiquement correct » est pris dans les réfractions multiples du jeu de miroirs où s’observent et se fantasment la France et les Etats-Unis : il vient d’abord nommer l’autre comme une menace.
Correct/Incorrect
Impossible de donner une définition un tant soit peu rigoureuse du pc. Aux Etats-Unis, le « mouvement » rassemblerait sous une improbable bannière la « gauche intellectuelle » : pêle-mêle, les marxistes, et les multiculturalistes, les féministes de la différence, les gays radicaux, les Afro-centristes et les post-modernistes etc. Aujourd’hui en France, « politiquement correct » est encore plus insaisissable : son succès est l’exact revers de son impossible définition. Politiquement corrects : le sous-commandant Marcos et Mgr Gaillot, Greenpeace et Act Up, le droit à la différence et l’injonction à la tolérance, le respect de son corps, au prix d’une diététique tyrannique et celui du corps des autres, fussent-ils obèses, le recyclage du verre et du papier, l’interdiction de juger toutes sortes de pratiques individuelles qui ne nuisent à personne et la nécessité d’évaluer toutes sortes de pratiques individuelles qui nuisent à ceux qui s’y adonnent etc. Les acceptions de la locution sont devenues si nombreuses qu’elle menace de s’écrouler sous leur poids. Pourtant, dans la queue de la comète, on discerne encore quelques idées-clé, une série de clichés qui accompagnent en chapelet la mouvance pc : puritanisme, censure, dogmatisme, dictature des minorités, réduction de toute forme de singularité à une loi communautaire, écrasement du devenir minoritaire sous un fantasme de pouvoir et de normalité. L’inventaire est fait d’avance et récité par coeur. Dites « politiquement correct », ce paysage surgit instantanément : il a été élaboré dans les colonnes de tous les journaux, de droite comme de gauche. Il est immédiatement répulsif.
En soi, le « politiquement correct » est un faux problème. Il n’a de consistance que les discours de ceux qui le prennent pour cible. Personne n’est politiquement correct, puisque personne ne s’en réclame. Inversement, se dire « politiquement incorrect », c’est s’appuyer sur une base solide : celle de la liberté de penser, au-delà de toutes les identités prêtes à porter, de tous les discours autorisés. « Politiquement incorrect » est un label, la position politique juste, qui sait se moquer du politique dans ce qu’il a d’irrésistiblement « convenable ». Le problème est que presque tout le monde aujourd’hui se dit « politiquement incorrect » : du courage intellectuel, mais à bien peu de frais. Que vaut l’expression d’une résistance, si elle combat des fantômes et rassemble tout le monde avec elle ? Il faut cependant s’interroger sur le succès irrésistible de la formule : « Politiquement correct » charrie les bruits de botte et la morale de flic, avec en plus une bonne dose de ridicule. Elle met sur la défensive, mais elle interdit de répondre ; elle disqualifie d’emblée, sert de premier et de dernier mot. Puiqu’il faut être absolument politiquement incorrect. Quitte à hurler avec des loups, auxquels le discrédit du pc donne une caution sinistre : Patrick Sébastien était politiquement incorrect quand il empruntait sa voix à Le Pen pour appeler à « casser du noir » ; les « censeurs » pc le lui ont fait savoir. Politiquement incorrects, encore, Peter Handke dans sa défense du nationalisme serbe et les éditions Fata Morgana qui inscrivent Alain de Benoist dans leur catalogue.
Premiers assauts, premières caricatures
En août 1991, Libération publiait un compte-rendu élogieux du pamphlet anti-pc de Dinesh D’Souza, Illiberal Education (L’Education contre les libertés), un réquisitoire alarmiste contre le rapt des universités américaines par des femmes, des gays, des noirs intransigeants. On oubliait quelques informations précieuses sur l’auteur : rien sur la biographie complaisante d’un télévangéliste fondamentaliste qu’il avait auparavant rédigée ; rien sur la revue étudiante ultraconservatrice dont il avait été directeur de publication, ni sur son poste de conseiller du département d’Etat sous l’administration Reagan ; rien surtout, sur la bourse de la Olin, une fondation de l’ultra-droite américaine, dont il avait bénéficié pour ses recherches. Qu’importe : le feu avait été mis aux poudres. Le livre avait rencontré un énorme succès aux Etats-Unis. Dans de grands magazines américains, on avait reproduit, en guise d’illustration, des images de garde-rouges, de jeunes nazis brûlant des livres. Là-bas, c’était la gauche qui était en ligne de mire ; ici, c’était l’Amérique. On n’y allait pas d’une main plus morte : dès 1991, Annie Kriegel soulignait dans Le Figaro les risques d’un nouveau maccarthysme. Deux ans plus tard, Jean-François Revel décrivait les universités américaines comme des « campus de concentration ». Il faudrait encore citer François Furet, Danielle Sallenave, Alain Finkielkraut, Luc Ferry. Ils avaient les libres penseurs avec eux ; ils mettaient aussi les rieurs de leur côté. Il parait qu’on a publié une version expurgée des contes de Grimm, qui destitue Blanche-Neige et édulcore les septs nains pour ne heurter ni nos amis afro-américains ni les personnes d’une taille alternative. On oubliait de dire que l’ouvrage était parodique. Au même moment, pour compléter le décor, on montrait des gays et des lesbiennes saboter la diffusion de films jugés « incorrects ». Un peu de vrai, un peu de faux, un peu de faits, un peu de fables, tout venait rappeler à une bonne conscience européenne complexée de supériorité que le monde restait à sa place, que la politique américaine demeurait un dogmatisme évangélisateur et puritain, à gauche comme à droite. C’était une injonction à résister à l’attraction fatale américaine, et un signe a contrario de la supériorité de « nos » modèles.
« Politically correct » fut d’abord une plaisanterie. Il semble que la formule soit effectivement née chez les féministes américaines. Pour rire de soi, se mettre en garde contre la tentation d’énoncer les préceptes d’une pureté politique, et le risque de s’effondrer dans la crispation morale. La formule n’était pas très accueillante ; on le fit bien voir à ceux qui l’avaient inventée. La bataille de la « political correctness » commence ainsi à la fin des années 80 avec l’offensive lancée par les chroniqueurs de journaux conservateurs contre les intellectuels « professsionnels » du microcosme universitaire. Le piège s’est vite refermé sur des chercheurs qui ne disposaient pour s’exprimer que de revues relativement confidentielles. Mais la plus belle ruse des pourfendeurs de la correction politique tient à la façon dont ils ont attaqué, sous un label unique, des intellectuels dont les horizons théoriques et politiques étaient trop divers, voire antagonistes, pour s’assurer une ligne de défense cohérente. Il ne restait, dès lors, qu’à monter en épingle quelques anecdotes, à pratiquer l’amalgame, à stigmatiser l’hermétisme de quelques travaux universitaires et le tour était joué. Les mythes sont ainsi faits que tout est propice à les alimenter : l’anecdote authentique comme le grossier pastiche, le dérapage certifié comme la rumeur malveillante.
Coups de canon contre les « Minority Studies »
Il faut revenir aux sources de la querelle, rappeler quels ont été ses points névralgiques, pour mieux comprendre pourquoi et comment s’est opérée la translation française d’un débat insulairement américain. L’offensive conservatrice a d’abord consisté en une défense du canon : d’où qu’ils viennent, les étudiants en Humanities (Sciences humaines) se voient enseigner un corpus obligatoire d’oeuvres considérées comme majeures. La vocation idéologique est claire : on est requis de se reconnaître dans une culture nationale essentiellement occidentale. Selon les adversaires du pc, le canon serait menacé, au profit d’ouvrages médiocres qui ne tireraient leur légitimité que du sexe ou de la couleur de la peau de leurs auteurs. Une étude de Denis Lacorne a montré qu’il n’en est rien. Reste que la perspective critique selon laquelle sont envisagés ces textes peut varier. On peut souligner leur caractère de production historique, réfléchir sur la façon dont ils travaillent et sont travaillés par des représentations dominantes. En les observant depuis des points de vue régulièrement occultés, ceux des minorités ethniques ou sexuelles, on fait apparaître ce qui figure en eux, en plein ou en creux, mais qui a été marginalisé par des lectures déshistorisantes. C’est d’abord cette interrogation sur les discours historiques et critiques traditionnels qui est mise en cause par l’offensive anti-pc. Pour s’en convaincre, il faut lire l’ouvrage publié en 1987 par Allan Bloom, The Closing of the American Mind (L’âme désarmée, Essai sur de déclin de la culture générale), qui est une pièce maîtresse de la bataille. De vieilles choses : le credo dans une « nature universelle » dont les textes du canon seraient « l’expression naturelle », le retour à la « raison », à la « vérité classique », le conseil prodigué aux étudiants de « lire les oeuvres comme leurs auteurs voulaient qu’on les lise », l’idée que « le relativisme culturel détruit à la fois l’identité du sujet et le bien en général – le sujet universel, naturellement, qui est un homme, blanc, hétérosexuel. En France, le livre de Bloom a paru chez Julliard ; celui de D’Souza a été publié par Alain Finkielkraut. Ces deux ouvrages ne dissimulent rien de leur origine : un conservatisme viscéral, une haine de la théorie, la foi panique dans un universel abstrait qui vise d’abord à imposer le silence à des voix considérées comme déviantes et dont ils estiment qu’on les a trop entendues pendant les années 60 et 70. Au même moment, le champ parisien était balisé par Luc Ferry, puis par Alain Finkielkraut. Ce dernier regrettait la « défaite de la pensée » et observait une « désorientation de l’histoire » liée à une décadence de l’Occident dont la vocation était d’« ouvrir les autres à la raison ». Quand à Ferry, il assure, dans un article sur les errances de la correction politique que « l’Occident est la seule civilisation qui, au-delà de ses fautes, erreurs et crimes, ait explicitement institué la réflexion critique du citoyen sur son rôle propre… » L’Occident, dernier mot, qui se confond avec l’universel. Quitte à tout mélanger : le respect et la connaissance d’autres cultures avec l’équivalence de leurs réalisations, par exemple. Le terrain théorique sur lequel a fleuri la bataille contre la correction politique date du XIXème siècle. C’est de là que vient sa conception de la démocratie, puisqu’il ne s’agit pas de faire entendre la voix singulière de ceux qui ne l’ont pas.
Il n’y a pas d’équivalent des Minority Studies en France. Peut-on s’étonner dans ce contexte que l’histoire de certaines minorités reste si souvent lacunaire, que leur mémoire, celle de leurs combats, des oppressions diverses qu’elles ont eu à subir, soit souvent si fragile. On dira que l’Université française est accueillante à nombre de sujets et de problématiques. Mais on n’oubliera pas que l’existence de structures de recherche spécifiques incite et favorise l’émergence de questions et de travaux et condamnés jusqu’à présent à l’isolement et au bricolage. A l’université Paris VIII, il existe un département unique dans l’enseignement français : le Centre de Recherches en Etudes Féminines. Depuis deux ans, son existence est menacée. Cette année, un avis de la Mission Scientifique et Technique du ministère de l’Education Nationale avançait, entre autres doutes sur la nécessité du type de travaux effectués par le Centre, un nouvel argument : « Sur 23 étudiants en thèse (…), il n’y a pas un étudiant fr. » Il faudrait pleurer de honte. Pas avant d’avoir noté dans l’abréviation finale un symptôme sinistre, une mauvaise pensée qui n’oserait pas aller jusqu’au bout de son expression, où l’on peut lire dans le même mouvement une misogynie méprisante et une inavouable xénophobie. C’était une parenthèse : la lecture « politiquement correcte » d’une note administrative.
Contre l’Affirmative Action : les sophismes de l’égalité
Un autre champ de bataille de l’offensive anti-pc consiste en la remise en cause du principe de l’Affirmative Action, mis en place par Kennedy dans les années 60. Pour pallier des discriminations effectives, on imagina un dispositif de compensation, décrit en français par une formule qui le condamne d’avance : la discrimination positive. Il s’agissait d’instituer des quotas dans les universités et la fonction publique et le monde du travail, afin de permettre aux femmes et aux minorités éthniques d’y avoir un accès qui leur était largement refusé. On heurtait sans doute de beaux principes d’égalité des droits ; on prenait aussi acte du caractère abstrait de ces principes et de l’existence de dispositifs de rejet plus complexes et plus sourds qu’une exclusion mieux visible. L’Affirmative Action a donc d’abord été pensé comme un garde-fou institutionnel. Pour le contrer, ses opposants ont inventé une dialectique élémentaire : cette politique préférentielle aurait pour conséquence de démoraliser ses bénéficiaires en mettant implicitement en doute leurs mérites ; elle renforcerait les discriminations qu’elle prétendait contrebalancer. Elle forgerait une culture de victimisation endémique qui est le symptôme d’une société malade de sa correction politique. L’argument a porté ; les contempteurs de l’Affirmative Action commencent à avoir gain de cause. Un amendement de la Constitution de Californie, récemment adopté, interdit « tout traitement discriminatoire » : c’est l’Affirmative Action qui est visée. L’application de cet amendement devrait réduire de 50 à 70% le nombre d’étudiants noirs et hispaniques dans les universités californiennes. Cela s’appelle la « sélection au mérite ».
Faute d’un équivalent français du principe de l’Affirmative Action, les importateurs de la polémique sont réduits au bricolage et aux ajustements. C’est la même rhétorique qui est à l’oeuvre pour contrer l’idée d’une parité hommes/femmes dans les listes électorales et les jurys de concours. Surtout, l’exemple de la politique préférentielle est régulièrement mis en avant par ceux qui veulent opposer de toutes forces le « modèle français d’intégration républicaine » et le « modèle multiculturaliste américain ». L’alternative procède d’une égale méconnaissance des réalités politiques françaises et américaines. Elle semble ignorer que les traitements spécifiques de compensation induits par la politique d’Affirmative Action ont constitué, aux Etats-Unis, un facteur d’intégration des minorités, atténuant dans une certaine mesure le mouvement de repli des communautés sur elles-mêmes si volontiers stigmatisé par les tenants du modèle français. Elle oublie en outre que le principe strictement égalitaire a été battu en brèche, entre autres, dans l’enseignement français, avec l’instauration, dans les années 80, des ZEP, qui veut compenser des inégalités de fait devant l’école par l’allocation de moyens humains et financiers supplémentaires. C’est en effet l’une des spécificités françaises de la bataille contre le pc que d’avoir recruté ses combattants les plus fervents dans les rangs d’une certaine gauche républicaine, qui ne parvient à penser la démocratie et la République qu’en les déconnectant de toute réalité sociale, économique et historique. Ils manipulent des signes abstraits qui leur servent que de référence à des droits qu’ils supposent partagés par tous, quoi qu’il en soit empiriquement. Luc Ferry : « Si un Afro-Américain doit être respecté, c’est non pas en sa qualité de noir, mais comme tout un chacun, en tant qu’être humain. » Le problème est qu’il ne l’est pas, précisément parce qu’il est noir. Cette pensée est abstraite, parce qu’elle maintient la distinction entre l’individu et le social, sans voir qu’il n’y a que des sujets : sociaux, historiques. Elle l’est aussi, parce qu’elle repose sur l’opposition entre l’universel et le particulier, sans reconnaître que cet universel n’est pensable et accessible que dans l’affirmation de soi. Tout à l’heure, c’était le XIXème siècle qui transpirait dans les rangs du front anti-pc. Maintenant, on entend chanter la vieille raison des Lumières.
Questions de vocabulaire
« Politiquement correct » n’aurait peut-être pas rencontré un succès si immédiat s’il n’était apparu d’emblée comme une blague phénoménale, ce que ses détracteurs, notamment français, n’ont pas su ou n’ont pas voulu comprendre. Le pc est d’abord affaire de mots. Luc Ferry s’en offusquait dans L’Express. Il y reprenait des extraits d’un dictionnaire pastiche. Mais il les donnait avec un indécrottable sérieux. Ne dites plus « une fleur » : c’est un « compagnon végétal ». Et Pol Pot est un « individu moralement différent ». Ferry prenait les Américains pour des imbéciles et ses lecteurs pour des cons. Des historiennes avaient intitulé poétiquement un recueil de leurs articles HERstory ; Ferry s’étonnait impavidement de leur inculture étymologique. On peut aussi trouver que le titre était beau, qu’il faisait délirer le mot et produisait du sens. Cette interrogation sur le lexique était-elle pourtant si drôle, si grave et surtout si nouvelle ? Nous n’avons pas attendu les américains pour concevoir qu’il est heureux qu’un juif se fasse moins souvent appeler un youpin, un noir un nègre ou un homosexuel une pédale. Il y a pourtant déjà là une forme de codification de l’usage de la langue, une manière de normalisation qui proscrit l’insulte. Dès lors, il n’y a aucune raison de s’arrêter en si bon chemin, comme s’il y avait des mots-refuges où le regard critique pourrait cesser de s’exercer. Au contraire, on doit traquer ce que cachent les mots, ce qu’ils disent derrière de ce qu’ils disent. On montrera, par exemple, qu’en deçà de son apparente neutralité, « homosexuel » est directement issu de la taxinomie normative du discours médical de la fin du XIXème siècle. La propreté du mot est celle de l’hôpital : elle a des relents de maladie. Des américains ont proposé gay. Mais gay est blanc, masculin et middle class ; gay pourrait faire long feu. Il n’y a pas de drame dans l’apparition des mots ; il n’y en a pas non plus dans leur disparition, quand ils deviennent inadéquats à ce qu’ils prétendent nommer. Ironiser trop vite sur la propension au néologisme, défendre le dictionnaire comme on défend un droit fondamental, c’est croire qu’on peut avoir un accès direct à la langue ; c’est estimer qu’il y a des mots-nature. Un mythe : on est avant Babel, les mots disent les choses telles qu’elles sont. Dans ces conditions, nulle violence dans les mots, pas de politique dans la langue. Au-delà des caricatures, d’exemples souvent grotesques et de trouvailles parfois poétiques, on peut donc commencer par reconnaître à ce qu’on a schématiquement appelé une « novlangue pc » une fonction spéculative : elle défait l’illusion d’une naturalité de la langue ; elle montre comment les mots sont gros de leur histoire et de leur usage. Ceux qui sacralisent la langue telle qu’elle est disent dans le même temps le peu d’importance qu’ils lui accordent.
Il ne faut pourtant rien céder de la vigilance dont certaines minorités portent le témoignage, interroger à son tour les ersatz lexicaux qu’elles proposent. Ils vont de la création de néologismes euphémisants à la réappropriation radicale des pires insultes. Etrangement, l’euphémisation rappelle le langage administratif. C’est ainsi que les « femmes de ménage » ont été transformées en « employées de surface ». On s’y fera sans doute, comme on s’habituera peut-être à reconnaître une « compétence alternative » aux handicapés ; ce dernier mot date de 1957, il a remplacé « invalide » et « impotent » sans provoquer d’incurables nostalgies. Pourtant, le régime de la substitution a changé : de la « différence d’aptitude » de la personne handicapée au type d’emploi exercé « en surface » par le personnel de ménage, un halo de mystère brouille les nouvelles locutions. Elles sonnent comme autant de « mots de passe » qui font écran à ce qu’elles prétendent désigner. Voyez la façon dont le vocabulaire de « l’exclusion » a pris la place de mots presque sales aujourd’hui – la pauvreté, la misère – au point de rendre illisible la diversité des problèmes. Au bout de l’euphémisme, la dénégation.
Cependant, cette stratégie a sa contrepartie dans le phénomène de récupération des injures les plus lourdes par certaines communautés. En France, « pédé » a déjà largement fait son chemin, mais il est talonné par des mots qui peuvent sembler beaucoup plus scandaleux chez ceux qui prétendent exercer un contrôle vigilant du lexique : folle, tapette, pédale, toune. Aux Etats-Unis, queer a avantageusement remplacé gay chez les homosexuels ; et nigger est un mot d’usage dans la communauté afro-américaine. Cette tendance est en général totalement occultée par les contempteurs de la correction politique. Ils ne peuvent pas : ils y perdraient leur latin. Ils y verraient peut-être une forme de provocation mais ce serait trop court. Il y a sans doute une part tactique dans ce détournement de l’injure : une façon de l’épuiser en la déchargeant de son caractère humiliant. Mais il faut surtout voir, dans ce double mouvement de proscription et de récupération d’un même lexique, un formidable pied de nez adressé à ceux qui se prétendent politiquement incorrects : une façon de les prendre à leur propre piège. Ceux-là en restent au stade du dictionnaire, du mot et de sa définition : il est symptômatique qu’ils en aient fait leur arme, avec leurs pauvres index parodiques. Ils ne savent que la langue : ils ignorent qu’il n’y a que des discours. Ils ne voient pas que le sens n’est jamais tout-à-fait dans les mots, mais entre eux : dans leur emploi, le lieu et le moment, l’intonation de celui qui parle. On est loin de la fausse alternative entre la correction et l’incorrection politique. On est aussi à mille lieues d’une querelle de lexicographes. C’est beaucoup plus compliqué ; c’est aussi beaucoup plus passionnant.
Lien d’origine : http://vacarme.eu.org/article77.html
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