Extrait du Monde du 16 juillet 2012 :

“La chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique ont précipité la crise du socialisme cubain. La faillite du modèle économique s’est doublée d’un marasme idéologique, qui favorise l’émergence d’attitudes hétérodoxes, voire de nouvelles utopies.
La jeunesse cubaine ne partage plus les idées des générations précédentes. La pensée unique du castrisme a débouché sur un dédoublement langagier. A côté de la double monnaie en circulation et de la double morale destinée à tromper le régime, il y a désormais deux langues différentes dans l’île. Bien sûr, tous parlent l’espagnol aux accents caribéens, mais jeunes et vieux n’emploient pas les mêmes mots ni les mêmes concepts. La nouvelle génération n’a que faire des précautions oratoires et de la langue de bois. Et quand il lui arrive de reprendre la notion de révolution, c’est pour procéder à une resignification.
Contester à Cuba, la passionnante thèse de doctorat de Marie-Laure Geoffray, s’attache à analyser la trajectoire de trois collectifs indépendants de jeunes artistes et intellectuels : les rappeurs, Omni Zona Franca et la Chaire Haydée Santamaria. Par leurs paroles, spectacles, performances, expositions, happenings, colloques, écrits, manifestations et insertion dans des quartiers populaires, ils sont parvenus à élargir les espaces de liberté, négociant ou biaisant avec les institutions et la répression.
Dans un premier moment, ils se situaient aux marges des activités culturelles ou universitaires, tout en cherchant un impact social. Ensuite, l’apparition des nouvelles technologies de communication et le surgissement d’une blogosphère critique, distincte de la dissidence traditionnelle, ont modifié la donne. Malgré le blocage d’Internet par La Havane, cela a provoqué une politisation des collectifs.
Ainsi, la Chaire Haydée Santamaria (sans lien avec l’université) a suscité la constitution du réseau Observatoire critique, qui fédère des activistes libertaires, écologistes, autogestionnaires, féministes, gays, dont les positions radicales n’empêchent pas le dialogue avec les catholiques, qui sont au coeur du débat sur l’avenir de la société cubaine.

Contestation minoritaire
Cuba. Révolution dans la révolution est justement une anthologie de textes de la mouvance Observatoire critique. Le large spectre idéologique de ces jeunes intellectuels s’oppose à la permanence des dogmes et tabous officiels. Leur ancrage dans la culture contribue à une réinvention de l’action et de la politique, face au champ de ruines laissé par le castrisme.
La redécouverte de traditions oubliées, telles que l’anarchisme, coexiste avec la soif de renouer avec la réflexion contemporaine, sans négliger les croyances lointaines. Au-delà du nationalisme insulaire, les influences du mouvement noir américain font bon ménage avec la spiritualité hindoue et l’attrait du mouvement des “indignés”. Plutôt qu’un observatoire, il s’agit d’un laboratoire de la pensée et de l’action critiques.
Cette contestation est sans doute très minoritaire, à l’instar de la dissidence et de la blogosphère. La société civile reste embryonnaire, malgré les difficultés de l’Etat cubain. La jonction avec un public plus large dépend des initiatives et du mode d’expression. Les rappeurs ont prouvé qu’ils étaient en phase avec la jeunesse et ont participé à la visibilité de la problématique raciale, dans un contexte d’inégalités croissantes.

Par Paulo A. Paranagua (Le Livre du jour)

Contester à Cuba. Marie-Laure Geoffray. Dalloz, 394 p., 50 euros
Cuba. Révolution dans la révolution. Miguel Chueca, Karel Negrete et Daniel Pinos. Ed. CNT, 328 p., 18 euros