Chroniques grecques- n°4: sous l’occupation, des lignes de front
Catégorie : Global
Thèmes : Logement/squatResistances
Quand les vautours bourgeois du monde entier crachent moitié de mépris moitié de peur contre le bas peuple sacrifié de la Grèce qui doit être coûte que coûte soumis aux impératifs des Bourses et des Marchés et contre « l’infidélité » de la bourgeoisie grecque à ne pas accélérer son écrasement social, l’État grec sait déjà qu’il ne pourra rassurer ses alliés qu’à condition de pouvoir déployer pour cela troupes et chars à tout moment.
Cela justifie toute la stratégie de contre-insurrection qui se déploie avec une certaine violence qu’implique toutes les conditions dictatoriales du Capital : la militarisation du pouvoir d’Etat, de ses institutions, la sécurisation militaire des lieux de travail et de consommation, la protection rapprochée des lieux de ravitaillement par rations strictes et limitées aux couches populaires déjà désintégrées pour éviter qu’elles se soulèvent, et l’occupation militaire de tout « l’espace public ».
Nous avons déjà mentionné à plusieurs reprises les aspects stratégiques de cette occupation militaro-policière, et des endroits tactiquement protégés ; mais pas encore de l’occupation dans son aspect total, pour laquelle les médias grecs déploient une virulente propagande en « hommage » constant envers les forces de police grecques garantes de sécurité et d’ordre. Les journaux télévisés ne mentionnent de manière systématique, exclusive et calculée que le travail méritoire des matons, voltigeurs, forces anti-émeutes, milices privées de sécurité, afin de forcer l’inconscient populaire à intégrer solidement cet état de chose comme désormais naturel et surtout nécessaire.
Nous nous promenons à travers la capitale athénienne, et notre regard quelque part encore « extérieur » de non-Grec aide à déceler la fonction répressive du déploiement des forces militaro-policières d’occupation précises et déterminées pour chaque secteur : dans les grandes avenues bondées de consommateurs voraces et brillantes de vitrines de luxe illusionnistes à seule vocation de maintenir le mensonge d’une stabilité sociale ambiante se cache tant que possible leur réalité : des magasins trop chers la plupart du temps vides mais les plus voyants, des magasins à soldes extrêmes de -80% où se jette presque désespérément la middle-class en quête d’évidences adéquates à la propagande étatico-médiatique, et surtout des vigiles d’une nouvelle police privée équipés de gilets pare-balles, matraques et revolvers à chaque boutique ; la présence policière est efficace : elle se veut invisible ou rassurante pour les riches et les différentes strates de la middle-class et radicalement dissuadante pour les nouvelles couches populaires désintégrées et les migrants affamés ; pareillement les grandes avenues bourgeoises n’ont pas comme les rues et autres quartiers la présence permanente des bus blindés anti-émeutes des forces MAT (équivalent des CRS) ni de patrouilles de voltigeurs à moto Delta (forces spéciales d’intervention pour le maintien de l’ordre public), mais des flics d’intervention avec des bérets militaires plutôt que des casques et des blousons en cuir noir recouvrant leurs uniformes, et il est effectivement plus difficile de les distinguer d’emblée. Ces grandes avenues bourgeoises sont d’ailleurs assez restreintes, avec les trois principales qui se prévalent de centre-ville touristique, qui se joignent chacune en la place Syntagma et le Parlement, à savoir les avenues Ermou, Amalias et Panepistimiou.
Directement autour, ce sont des zones de marchés assez populaires et à l’ancienne, où ce sont patrouilles de police et de MAT qui sillonnent en grand nombre. La place Omonia est particulièrement oppressante par la quantité effrayante de patrouilles en tout genre et par toutes les sortes de flics, à pied, fixes, mobiles, à motos, en voitures, en cars, en bus, bleues, vertes, noires, souvent cagoulées, parfois casquées, par groupes de cinq ou six en général. La fonction d’un tel déploiement est évidente, car les foules de migrants et de déclassés se pressent autour de l’hyper-centre bourgeois, afin de vendre à l’arrachée toutes sortes de gadgets en vue de quelques pièces pour manger, de groupes de chômeurs s’organisant pour la récupération méthodique d’objets encore utilisables dans les poubelles et bennes avec leurs caddies, de mendiants, de mi-cadavres avachis dans les caniveaux, de groupes de dealers et de marché noir, de groupes d’enfants amaigris déployant toutes sortes de moyens pour avoir de l’argent.
Ces groupes d’enfants sont tragiquement surprenants, rarement plus de cinq, il y en a un peu partout en ville, la plupart d’origine géorgienne ou albanaise, et semblent comme livrés à eux-mêmes, abandonnés, munis de paquets de mouchoir, d’accordéons ou tout bonnement, en général, sans rien, à quémander de quoi manger aux passants qui continuent de passer, eux-mêmes au bord du gouffre final. Nous ne savons pas encore s’ils font partie de ces enfants abandonnés par leurs parents qui ne parviennent plus à les nourrir (seul un article du Courrier International, à notre connaissance, traite de cette horrifiante question) et s’ils se débrouillent véritablement par eux-mêmes pour se subvenir directement, ou s’il s’agit d’enfants qui cherchent par nécessité à donner leur part d’effort pour subvenir la famille, si même ces enfants sont organisés entre eux dans ces tâches ou si c’est la règle du chacun-pour-soi. Alors que ces trois hypothèses sont également probables il reste que l’impuissance face à ces regards silencieux et insistants qui crient le vacarme assourdissant et insupportable de la famine ne fait que renforcer dans nos chairs la haine de classe et la détermination rageuse contre la police et l’État que l’on doit forcer à se contenir et à entretenir avec un nécessaire et patient sang-froid. Comme lorsque l’on prend le métro et que l’on se retrouve également confrontés à ces quadragénaires ou quinquagénaires nouvellement chômeurs qui marchandent des stylos ou des bracelets pour quelques pièces, comme ces mères de famille emmitouflées dans plusieurs foulards de laine contre le froid tendre la main, comme ces mendiants qui n’ont même plus la force et la rigueur de regarder les passants en murmurant en boucle qu’ils ont besoin de manger, comme ces regards violents de jeunes migrants encore vigoureux aux aguets du moindre sac à chaparder ou du moindre dos isolé à saisir avec une petite lame pour forcer la monnaie à rejoindre leurs poches. Ce toujours avec le même silence, la même abolition de toute parole, le même vacarme physique de la famine organisée, la même invisibilité physique aux yeux encore confiants en l’ordre public et pourtant si criante et insistante.
Famine généralisée, prolétarisation organisée, misère sectorisée. Et le rationnement d’État par tranches de demie-heure dans la journée (un article de leur presse parle de cela) pour les couches populaires affamées n’ont pas d’autre fonction que de maintenir l’illusion pour elles que c’est l’État la solution, l’État garante de survie mais surtout de diviser les exclus qui s’entre-tuent pour quelques miettes sélectionnées de nourriture (parfois non comestible), qui est le seul facteur d’ordre étatique.
Occupation militaro-policière planifiée, permanente, active. Nous avons pu constater ainsi un bus blindé des forces MAT circuler, à moitié rempli de… migrants arrêtés. D’autres scènes quotidiennes de l’occupation : des motos de police patrouiller et tout à coup brutalement bifurquer au milieu d’une place et courir arrêter des dealers ou des revendeurs du marché noir, principalement des migrants à nouveau, alignés contre le mur, fouillés, palpés, injuriés, parfois arrêtés. D’autres patrouilles qui chassent les « enfants à mouchoirs » des terrasses de cafés, des quadrillages serrés de marchés à la criée où se pressent une foule formidable, des contrôles constants, et l’on se sent contraint de détourner ou baisser le regard en les croisant.
Sous le diktat du Capital, une classe qui pourtant s’organise. Sous l’occupation, des lignes de front. Qui se dessinent et se renforcent.
Les camarades travaillent sans relâche, impriment et collent en continu des dizaines de milliers d’affiches, des stickers, recouvrent le moindre espace mural de messages et d’appels révolutionnaires, dans toute la ville, dans chaque quartier, dans chaque avenue, dans chaque ruelle. Des réunions et des assemblées ont lieu simultanément un peu partout, également en continu, publiques et ouvertes, populaires et horizontales, ou fermées et semi-clandestines, invisibles et secrètes. Le quartier d’Exarchia, bastion anarchiste révolutionnaire, reste le seul endroit de la ville où la police ne peut pas entrer comme son bon vouloir, où elle est chassée à la moindre tentative d’incursion ou bien confrontée à des groupes de combat et d’autodéfense en vigilance permanente. Beaucoup de squats ont subi plusieurs raids-éclairs dernièrement, et le contexte répressif est écrasant, mais les camarades ne veulent pas rester piégés dans une position défensive. Des dizaines d’actions ont lieu quotidiennement, à diverses échelles, en général par des petits groupes affinitaires de trente à cinquante personnes, coordonnés avec d’autres groupes en retrait.
Pour ne citer qu’un exemple, un samedi soir à Exarchia, comme chaque soir, des centaines de personnes se retrouvent spontanément au Parc (la place centrale, au départ un parking bitumé que les camarades ont arrachés il y a de nombreuses années pour planter des arbres et installer des aires de jeux pour enfants afin d’en faire le cœur du quartier et un lieu de rencontres quotidien), dont des migrants, des familles, des chômeurs, des jeunes étudiants et lycéens, des punks, des marginaux, des exclus de toute sorte qui trouvent force dans le rapport collectif et offensif, et bien sûr des centaines de camarades. Un samedi soir comme un autre, c’est la rituelle fête sauvage et populaire au Parc d’Exarchia, des feux s’allument dans des poubelles transformées en braseros, les bières et les joints tournent dans les rires et le partage. Chose normale ici, évidence collective. Soudain un groupe d’une bonne trentaine ou quarantaine de camarades se rassemble dans un coin du parc, équipés de bâtons, de drapeaux, de casques, cagoulés, les autres groupes en présence le voient. Pas besoin de connaître l’initiative du groupe, qui va probablement attaquer une cible déterminée, ils partent, groupés et carrés, tandis que d’autres groupes se positionnent en plusieurs endroits, reliés par téléphones, prêts à assurer la couverture pour le retrait si besoin. Une demi-heure ou quarante minutes plus tard, le groupe revient, les camarades se dispersent et la fête reprend. Encore une fois, rien d’exceptionnel ni de spectaculaire.
Bien que le cas depuis des décennies et la chute de la dictature des colonels mais particulièrement depuis trois années d’affrontements continus avec la police (depuis l’assassinat du jeune Alexis précisément), la culture populaire d’Exarchia est une culture de combat. La réalité d’Exarchia est une réalité de zone de résistance en guerre, une zone autonome qui a ses propres lignes de front, que les flics entretiennent en occupant les abords du quartier, à ses « frontières » comme on dit ici. Réflexes affinitaires, réflexes de groupes, réflexes collectifs, automatiques, combattants, horizontaux, coordonnés. Lorsque des petits groupes de camarades croisent en ville des patrouilles ou traversent les frontières d’Exarchia occupées par des troupes fixes le temps d’une nuit, il y a généralement une distance ennemie entre eux et nous, qui nourrit toute la consistance de la situation de guerre du quartier et de sa raison d’existence, son histoire.
Sous l’occupation, des lignes de front
Le front d’Exarchia est le plus criant et visible, mais des fronts moins visibles de résistance et de combats sont également déployés à diverses échelles. Les Assemblées de Quartiers, les Comités de Voisins, les soirées de théâtre populaire qui ont leur pertinence révolutionnaire, les projections sur l’histoire des luttes, les débats décisionnels sur des points précis, les implantations actives de places publiques, représentent la force de frappe populaire. Ainsi, la place Victoria, non loin de l’École Polytechnique, autre bastion historique des anarchistes révolutionnaires, est régulièrement occupée par des dizaines de camarades qui tractent, affichent, font des déclarations ouvertes à messages révolutionnaires avec des enceintes puissantes, crachent de la musique, et présentent une position offensive déclarée envers et contre l’occupation et le chaos social. La police reste prudente face à ces moyens d’organisation, consciente qu’attaquer frontalement par exemple la place Victoria occupée par les camarades reviendrait à embraser tout Exarchia.
Les moyens d’organisation et d’action sont innombrables, et la force de frappe révolutionnaire n’en est que plus solide. Cependant, la coordination est à restructurer et c’est tout l’enjeu du contexte actuel, notamment face à la stratégie de contre-insurrection planifiée par l’État et les frappes répressives.
La manifestation de ce samedi, qui se veut « pacifiste » et « non équipée », comme appel populaire contre la crise en général et les offensives du Capital, cherche à véhiculer et mettre en avant des positions révolutionnaires, affirmées, envers et contre l’occupation militaro-policière, d’où la crainte d’une éventuelle répression ciblée. Elle cherche également à dépasser les conflits internes qui subsistent, parfois violemment, entre les différents groupes anarchistes et révolutionnaires. Enfin, elle est une volonté de sortir de la position défensive dans laquelle nous piège l’État et ses forces répressives. Si elle sera probablement peu forte numériquement parlant, elle contient cependant par conséquent un enjeu essentiel. C’est d’ailleurs la première manifestation spécifiquement anarchiste depuis plusieurs semaines. Et pourtant, elle ne reste qu’une petite manifestation parmi mille autres.
De la force de frappe
Questions stratégiques, clivages tactiques, qui se posent à tous les combattants de Grèce. Les camarades combattants savent être et demeurer, aujourd’hui comme durant les prochains mois, une fraction minoritaire de la population. D’où la distinction dans le jargon local entre le « mouvement révolutionnaire » ou les « combattants », et la « société », à partir de laquelle se posent toutes les redoutables interrogations quant à la force de frappe révolutionnaire : à créer, maintenir, développer, réaliser, renforcer, afin de se donner des possibilités de victoire sociale.
Lucidité vertigineuse de cette dialectique propre à tous les combattants historiquement : nous n’y arriverons pas, mais il faut le faire ; nous n’avons pas les moyens ni la force suffisante, mais il faut faire ce qui doit être fait ; et c’est de là, de là seulement, que nous pouvons y arriver.
Tous nous disent que le mois de mars 2012 sera particulièrement critique en Grèce, que la situation sera explosive avec la pression de la bourgeoisie internationale et de la Troïka quant au remboursement de la dette et la mise sous tutelle colonialiste de la Grèce par l’Allemagne devenue la première puissance économique européenne.
Tous savent les opportunités de renversement de l’état actuel des choses durant le mois de mars, qui verra probablement et simultanément le durcissement brutal et logique de l’occupation militaro-policière actuelle proportionnellement au déclassement généralisé de la population dans la fosse commune sociale, ainsi que le renforcement de la force de frappe de la part des groupes anarchistes révolutionnaires. Où cela peut et va aboutir ? Quelle sera la donne réelle ? Quelle anticipation pratique pouvons-nous faire collectivement de la suite des événements ? Tous assument d’être absolument incapables de pouvoir répondre d’une manière ou d’une autre à ces questions cruciales.
Les violentes frictions entre les différents groupes et mouvements révolutionnaires obéissent à cet enchaînement trop rapide, trop évident, trop irréversible, ondes d’échos de cette vérité historiquement établie : ne pas tomber dans les rangs de la trahison, même si elle accueillera tout le monde. Voilà le centre des débats et des si graves discussions dans les réunions et assemblées de groupes, conscients de devoir prendre les bonnes décisions et développer les outils de force de frappe les plus tactiques et stratégiques. Ainsi, certaines franges du mouvement anarchiste révolutionnaire suscitant de violentes divergences sont de celles qui prônent la militarisation des groupes anarchistes, et le critère de conflit interne revient au fait que ce n’est pas une question qui ne concerne exclusivement que quelques groupes mais doit être une question qui se pose collectivement à l’ensemble du mouvement, dans la crainte d’un éclatement interne trop dangereux. Pour l’heure, le Capital implante ses tentacules dictatoriales et militaires dans chaque strate de la vie sociale, la bourgeoisie prépare médiatiquement et politiquement la transition déjà en cours de la matraque au fusil, du policier à sa fonction de soldat, et le mouvement révolutionnaire n’en a que trop conscience. Ainsi que de la réalité de sa propre force de frappe effective. L’État a déjà compris qu’un des éléments-clés de sa victoire sur la frange combattante est de la couper radicalement, socialement et physiquement du reste de la population ; population qui doit elle-même se subdiviser en différentes catégories définies selon les critères de la gestion militaro-policière de l’ordre social.
Voilà certainement aujourd’hui le seul point commun qu’il y a entre l’État et nous en Grèce : l’évidence intégrée que nous allons vers une situation de guerre ouverte, et la phase de préparation actuelle à cela. L’évidence qu’il n’y aura plus de retour en arrière et que s’effrite pour de bon toute tentative du maintien de l’état de pacification sociale apparente.
Une chose importante qui revient souvent : l’espoir pour les combattants grecs de voir surgir une forte agitation sociale dans le reste de l’Europe avant mars et la fin du printemps, et particulièrement en France. Cela est sérieusement considéré comme une des conditions de victoire dans l’intensification de la guerre sociale à l’échelle grecque. Aussi, ils sont étonnemment au courant des événements qui remuent quelque peu actuellement les banlieues en France, les « french’s ghettos » avec les deux meurtres en l’espace d’une semaine récemment ; comme simultanément ils insistent sur la situation de la force répressive contre-insurrectionnelle à l’encontre des mouvements révolutionnaires en France, notamment par le déploiement de l’arsenal « antiterroriste » de la part de l’État.
Pour l’heure, le froid social continue de frapper, tous et chacun…
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FEU À CE MONDE.
QUE LA PEUR CHANGE DE CAMP.
Jeudi 2 février 2012.
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