Cette faible force messianique
Catégorie : Global
Thèmes : -ismes en tout genres (anarch-fémin…)
1 – Pour notre époque, le désir de révolution a perdu son caractère d’évidence. Ce changement dans l’ordre des sensibilités ne se comprend pas seulement par la disparition ou la dissolution des mouvements révolutionnaires des siècles précédents. Si l’échec de ces derniers a nécessairement contribué à renforcer ce sentiment nouveau qu’il est vain de vouloir transformer radicalement le monde, c’est à vrai dire une évolution plus profonde qui a changé les mentalités. En un temps où il existait encore une vaste contestation de l’ordre dominant, Marcuse parlait déjà de « l’atrophie de l’imagination utopique » comme d’un symptôme important de la société unidimensionnelle. La question de cette perte est, à l’évidence, profondément liée au développement modernisateur du capitalisme dans la deuxième moitié du XXe siècle et au nouveau type de société qui en est issu. Le bouleversement social qui s’est alors opéré a restructuré de fond en comble les conditions générales de la vie des individus, non seulement leur espace et leur rapport à celui-ci, mais aussi leurs valeurs, leurs rythmes de vie, leurs habitudes temporelles et leur perception du temps ; une onde de choc semblable à celle de la « révolution industrielle ». Cette modification des perspectives dans la vie quotidienne paraît ainsi comme la réussite la plus parfaite du dernier stade atteint par le système capitaliste ; désormais intégré par un ensemble de comportements et d’habitudes dans l’espace-temps colonisé par la logique marchande, l’individu « post-moderne » ne parvient plus à concevoir d’autre cadre de vie que celui qui se fait omniprésent. On ne veut plus réellement transformer le monde, ni changer la vie, car il est devenu généralement impensable de sauter par-dessus le présent. La temporalité vécue ne peut plus être ressentie que dans le cadre d’une subordination à une temporalité sociale déterminée par le mouvement de l’économie. Cette aliénation du temps, qui ne traduit jamais que l’extension de la domination concrète de l’économie sur la vie des individus, produit ainsi un nouveau type de conscience que l’on peut qualifier d’anti-historique. Comme le remarque le philosophe américain Fredric Jameson, « la société de consommation, la société des médias, la ‘‘ société du spectacle’’ », le capitalisme tardif – peu importe le nom que l’on donne à ce moment – se caractérise par la perte du sens de l’histoire, non seulement du passé mais aussi des futurs. Cette incapacité à imaginer la différence historique […] constitue un symptôme pathologique du capitalisme tardif bien plus significatif que le ‘‘narcissisme’’ » (1). Dans cette aperception de l’histoire, que l’on peut considérer comme la caractéristique centrale de l’esprit de l’époque, se joue la possibilité même de l’imagination comme mode de création et de recréation des formes de la vie sociale. D’autres mondes sont toujours possibles, mais la capacité de les imaginer s’avère particulièrement réduite. Ce n’est pas tant la connaissance du passé et la projection fantasmatique dans l’avenir qui disparaissent, mais un rapport à la dimension historique de la temporalité. Pour la conscience anti-historique de notre époque, il existe bel et bien un passé, mais celui-ci, devenu insignifiant, est « mort, transformé en un paquet d’images tout aussi chatoyantes qu’éculées » (2). Les moments de l’histoire passée deviennent autant de clichés indifférenciés qui viennent rappeler que « nous n’en sommes plus là » et que « le temps ne revient plus ». Il suffit pour s’en convaincre de regarder les pauvres productions cinématographiques et télévisuelles qui veulent, dans un crétinisme jusqu’à présent inégalé, rendre compte de ces moments. Le futur n’est pas en reste. Ramené à la dimension de l’impensable, il prend nécessairement l’aspect d’un chaos sans nom que la nouvelle imagerie hollywoodienne nous invite à exorciser dans la communion des salles obscures. Il n’y a d’autre au-delà, dans l’imaginaire actuel, que celui d’un anéantissement total de la réalité présente. L’expérience de la temporalité historique se voit ainsi « dépassée » par la domination sans partage d’un « présent perpétuel » (Debord).
2 – La conscience anti-historique, produit historique des nouvelles transformations dans les rapports sociaux, trouve néanmoins son fondement dans un rapport au monde qui appartient à des sociétés précapitalistes. Elle exprime le retour d’un certain archaïsme dans un monde qui n’a su se « développer » que technologiquement. Cette emprise de la technologie elle-même sur le refaçonnage permanent de la vie quotidienne, résultat nécessaire de la subordination de l’ensemble des rapports sociaux à la « loi de la valeur », n’est, par ailleurs, aucunement étrangère à cette forme de régression dans l’ordre des consciences. Par un étrange retournement, le système social qui, pour s’instaurer durablement, devait rompre avec les conceptions d’un temps cyclique et devait ainsi introduire la notion de progrès de l’histoire, génère à son tour une appréhension pseudo-cyclique de la temporalité qui lui interdit toute compréhension de la dimension historique de celle-ci. La fétichisation de l’économie, qui conduit à la fétichisation de ses productions, a reproduit ainsi, en les parant d’un vernis moderniste, les formes d’aliénation sociale que l’on rencontrait déjà dans des sociétés antérieures ; la barbarie de la domination et de l’exploitation a effectué de sérieux progrès dans la sophistication, mais fondamentalement, les individus continuent de croire que la société n’est pas le produit de leur propre activité, mais un ordre quasi naturel auquel ils doivent se soumettre (3). Les hommes ne sont toujours pas maîtres et possesseurs de leur propre histoire, mais au contraire possédés par leur propre activité. Mais là où cette aliénation s’exprimait avant tout de façon religieuse – mais pas seulement – elle prend la forme, dans la société capitaliste, d’une véritable fétichisation de l’Histoire conçue comme mouvement autonome accomplissant nécessairement le Progrès pour les sociétés humaines. C’est ainsi qu’au moment de son émergence, le capitalisme bouleverse les représentations de la temporalité et inaugure une certaine conscience de l’histoire : possibilité de ruptures dans l’histoire, à l’instar de la Révolution de 1789 mais aussi irréversibilité du temps historique (« rien ne serait plus comme avant »). À ce stade, le capitalisme « exige une mémoire du changement social qualitatif, une vision concrète du passé dont on peut s’attendre à ce qu’elle trouve un aboutissement dans cette conception abstraite et vide d’un terminus futur que l’on appelle parfois progrès » (4).
La mythologie du progrès et l’édification parallèle d’un passé historique construit comme une ligne ascendante menant au présent correspondent ainsi aux nécessités premières de la société capitaliste naissante. Mais, au moment de son hégémonie, cette construction de la conscience historique vient à s’épuiser, le « terminus futur » étant considéré comme désormais atteint. L’époque se perçoit alors comme celle de la « Fin de l’Histoire ». Ceci ne signifie évidemment pas qu’aucun événement, au sens historique du terme, ne peut plus survenir, mais entend simplement parachever la vision d’une histoire réalisant le progrès de la société humaine. Ce que résumait parfaitement un « penseur », quasi oublié aujourd’hui, comme Francis Fukuyama en 1992 : « […] ce dont je suggérais la fin n’était évidemment pas l’histoire comme succession d’événements, mais l’Histoire, c’est-à-dire un processus simple et cohérent d’évolution qui prenait en compte l’expérience de tous les peuples en même temps. […] Les penseurs les plus profonds du XXe siècle ont directement attaqué l’idée que l’histoire est un processus cohérent ou même intelligible ; ils ont même refusé la possibilité que tout aspect de la vie humaine soit philosophiquement intelligible. Nous autres Occidentaux sommes devenus totalement pessimistes à l’égard de la possibilité d’un progrès d’ensemble dans les institutions démocratiques. Ce pessimisme profond n’est pas un accident, il est né des événements réellement terribles de la première moitié du XXe siècle : deux guerres mondiales épouvantablement destructrices, l’essor des idéologies totalitaires et le détournement de la science contre l’homme sous la forme de l’énergie nucléaire et de la destruction de l’environnement. […] Et pourtant la bonne nouvelle est arrivée (…)
Même s’ils [les anciens gouvernements ‘‘forts’’] n’ont pas toujours ouvert la voie à des démocraties libérales stables [sic], ‘‘la’’ démocratie libérale reste la seule aspiration cohérente qui relie différentes régions et cultures tout autour de la terre. En outre, les principes économiques du libéralisme – le ‘‘marché libre’’ – se sont répandus et ont réussi à produire des niveaux sans précédent de prospérité matérielle, aussi bien dans les pays industriellement développés que dans ceux qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale faisaient partie du tiers-monde appauvri. Une révolution libérale dans la pensée économique a toujours accompagné – parfois avant, parfois après – l’évolution vers la liberté politique dans le monde entier [resic] » (5). Dans cette vision expressément évangélique de l’histoire, vague héritage hégélien mal assimilé, transparaît ainsi toujours l’idéologie progressiste qui était au fondement de la représentation du monde que se faisait la bourgeoisie industrielle au moment de son essor. Mais s’y est surajoutée l’inquiétude, fruit des bouleversements qui se sont succédés tout au long du XXe siècle. Aussi la conception de la « Fin de l’Histoire » qui prédomine aujourd’hui ne peut-elle se formuler qu’en tant qu’organisation de l’optimisme social. Que des images apocalyptiques de conflits sociaux généralisés, de menaces « terroristes » ou de catastrophes écologiques, soient désormais produites pour alerter l’opinion ne change rien à l’affaire ; car, finalement, cette production symbolique de l’imaginaire tend toujours à vouloir prouver la supériorité du présent sur le futur et à montrer, de façon éducative, que le présent doit être préservé, et qu’il n’y a, pour ainsi dire, pas d’autre bonheur souhaitable. La « perte du sens de l’histoire » n’est ainsi rien d’autre que la conséquence d’une certaine représentation de l’histoire, celle qui lui assigne justement un sens prédéterminé qui aboutirait nécessairement au « Progrès ». La conscience anti-historique est l’illusion du présent sur lui-même, l’illusion que l’histoire se réalise dans le système du marché mondialisé malgré la volonté des hommes, l’illusion qu’il n’y aurait de pire catastrophe que la dislocation de ce système. Et pourtant… « le fait que les choses continuent telles quelles, c’est cela la catastrophe. Elle n’est pas ce qui existe à chaque fois, mais ce qui, à chaque fois, a existé. La pensée de Strindberg : l’enfer n’est rien de ce qui se trouve devant nous, mais cette vie-là » (W. Benjamin).
3 – Au sein du capitalisme tardif, les antagonismes et les conflits sociaux ne se sont effectivement pas résorbés. Ils prennent seulement, dans l’ordre de la représentation, l’aspect d’un mal incurable qui mènerait une guerre satanique contre l’Éden de la démocratie libérale. La conscience anti-historique rejoint ainsi l’univers mythique des origines où l’histoire des hommes reste déterminée par une histoire supérieure (dans le cas présent, celle d’une eschatologie typiquement manichéenne). Mais, si les forces mythiques se sont à nouveau déchaînées, elles ne déferlent pas sur le monde dans toute leur pureté originelle. Créations historiques de l’imaginaire social, elles révèlent moins aujourd’hui le désir du retour que l’inquiétude profonde et la volonté d’auto-destruction qui minent désormais les sensibilités. Ceci en vient à influer directement sur l’imaginaire des actuels « damnés de la terre ». Pour ceux-ci, la « Fin de l’Histoire » ne peut être comprise que comme la destruction concrète de leur propre histoire ; ils finissent, par conséquent, le sens de l’histoire leur devenant imperceptible, par s’identifier à l’auto-destruction de ce monde dont ils seraient les agents annonciateurs. Le mythe apocalyptique, dont ils vont se trouver porteurs, s’enracine d’autant plus facilement que l’organisation du capitalisme lui-même s’appuie sur une conception téléologique de l’histoire, où le mouvement directeur s’appelle « Progrès » ou « Développement » et où la finalité est le présent. Mais, contrairement aux mouvements millénaristes qui agitèrent l’Europe à la fin du Moyen-Âge, l’apocalypse qui est attendue ne s’ouvre sur aucune promesse. Même l’intégrisme religieux de ce début de siècle ressemble plus au nihilisme contemporain, dont il est issu, qu’aux mouvements idéalistes et fanatiques du passé qui pensaient instaurer le « Royaume de Dieu » sur terre.
Dans le cœur de la désespérance contemporaine, il n’y a plus de rêve, seulement le désir secret de mener à son terme l’auto-destruction programmée de ce monde. Les insurrections qui sont venues ne sont jamais appelées qu’à revenir, comme finalement l’éternel retour du même est devenu la règle d’or de ce temps. Aussi la répétition des situations émeutières ne peut être interprétée nécessairement comme les prodromes d’une conscience historique révolutionnaire ; des événements similaires du passé ont parfois montré des aboutissements fort différents. De plus, l’incapacité de ces multiples émeutes à s’étendre à la dimension d’un mouvement concernant une large part de la société devrait amener à se poser quelques questions sur les conditions qui déterminent actuellement les possibilités ou les impossibilités d’émergence d’un nouveau mouvement révolutionnaire. Or, ce sont les conditions générales de la vie, de la vie même la plus quotidienne, qui entravent la conscience de la nécessité d’un tel mouvement. Ce sont les conditions de la pensée elle-même qui s’amenuisent et qui isolent ce qui reste de critique sociale. Avec l’oubli de toute connaissance historique, c’est l’imaginaire utopique lui-même qui s’évapore. « Pour la première fois dans l’histoire humaine, un ennui féroce régnait sur le monde, scandé par des actes de violence dénués de sens. (6) » Pour ceux qui se préoccupent de se délivrer de l’époque, il convient d’en tenir compte ; il leur revient de découvrir les voies qui ramènent à la conscience du jeu historique. « Ce qui fut pensé, peut être étouffé, oublié, dissipé. Mais on ne peut éluder le fait que quelque chose y survit ; car la pensée possède un moment d’universalité. Ce qui fut bien pensé sera nécessairement pensé, en un autre lieu et par quelqu’un d’autre : cette certitude accompagne la pensée la plus solitaire et impuissante. » (Th. W. Adorno)
4 – La tendance apocalyptique qui imprègne l’esprit de l’époque n’est pas le signe d’une « révélation » de la vérité de ce monde, mais constitue plutôt un symptôme de l’épuisement même d’une conception active, autonome, de l’histoire humaine. Cette tendance est un des traits les plus caractéristiques de la conscience anti-historique. Pour celle-ci, l’histoire est un fardeau ; aussi ne peut-elle souhaiter que son achèvement définitif. Ce n’est pas seulement la fin d’un monde qui est espérée, mais bel et bien une rupture totale avec le temps de l’histoire. Comme le remarque Benjamin Gross, dès ses origines, la littérature apocalyptique, expression particulière du messianisme juif, exprime bien plus un « renoncement à l’histoire » qu’une réappropriation pleine et entière de celle-ci : « la sensation prévaut qu’aucune amélioration n’est plus possible à partir des forces internes, seule une intervention extérieure pourrait provoquer un changement radical. L’histoire parvient à son terme et il faut souhaiter que l’effondrement des anciennes structures se produise rapidement. (…) Le sentiment d’impuissance devant l’événement trop écrasant pour pouvoir être lucidement affronté engendre une conception différente du temps ; celui-ci n’est plus le cadre fécond et infini dans lequel l’œuvre construit l’avenir, mais une durée qui s’épuise et se perd. Dans ce mouvement négatif, que soutient une vision pessimiste de la vie et de la nature de l’homme, nous voici parvenus à la fin. (…) L’oppression est telle que l’attente devient haletante, la certitude de l’imminence de l’événement dispensant l’homme du long et pénible effort de construction. » (7)
Dans cette description des caractères fondamentaux de l’apocalyptisme, nous pouvons ainsi reconnaître la tension qui parcourt toute société en déclin. Il s’agit, sans aucun doute, d’une tentative de réponse à l’histoire. Mais, comme le soulignait Debord à propos des révoltes millénaristes, « ce ne sont pas, comme croit le montrer Norman Cohn dans La Poursuite du Millénium, les espérances révolutionnaires modernes qui sont des suites irrationnelles de la passion religieuse du millénarisme. Tout au contraire, c’est le millénarisme, lutte de classe révolutionnaire parlant pour la dernière fois la langue de la religion, qui est déjà une tendance révolutionnaire moderne, à laquelle manque encore la conscience de n’être qu’historique. » (8) Si l’on excepte l’appréciation hâtive que la langue de la religion y a été parlée pour la dernière fois, il faut pourtant remarquer, à la suite de Debord, que l’expression révolutionnaire s’est, pour la première fois, produite dans le sein de mouvements messianiques : « C’est l’utopie millénariste de la réalisation terrestre du Paradis, où revient au premier plan ce qui était à l’origine de la religion semi-historique, quand les communautés chrétiennes, comme le messianisme judaïque dont elles venaient, réponses aux troubles et au malheur de l’époque, attendaient la réalisation imminente du royaume de Dieu et ajoutaient un facteur d’inquiétude et de subversion dans la société antique. » (9) Par conséquent, si l’on peut deviner aisément que le millénarisme, par la rupture qu’il indique comme annulation de la valeur du passé, procède encore de la conscience anti-historique, il n’en reste pas moins, par l’espérance messianique qui le sous-tend, le centre où peut se reconstituer la conscience de la temporalité historique. Cela n’est paradoxal qu’en apparence. En effet, si l’idée messianique, une des idées-forces du judaïsme, est une notion apparue tardivement, à la période dite « prophétique », en réaction à la situation d’exil du peuple juif, elle prend néanmoins sa source dans une conception du temps parfaitement originale qui rompait de façon radicale avec celle partagée par l’ensemble du monde antique. « D’une façon générale, l’homme a cherché à se situer dans l’espace naturel plutôt que dans le temps historique. Les diverses philosophies orientales ne font aucune place à l’histoire. La Grèce « humaniste » elle-même, si avide par ailleurs d’explorer le fait humain dans toutes les dimensions qui le caractérisent, dans tous les aspects qu’il comporte, a prudemment reculé devant tout ce qui pourrait valoriser le temps ou faire apparaître l’histoire comme le mode spécifiquement humain d’existence. » (10) Pour les peuples antiques, c’est la conception d’un temps cyclique qui prédomine, une « conception statique du temps qui referme sur lui-même, dans une éternelle répétition, sa tragique boucle. » (11) Avec le peuple juif apparaît une autre conception : avec le mythe de la Création, tel que le présente la Bible, le temps lui-même est créé et commence une histoire, devenant, par ce fait, irréversible et orienté. « La Bible (…) affirme la dimension positive et la créativité du temps. Il est important de noter que cette affirmation d’un temps tendu vers l’accomplissement précède dans le texte biblique l’apparition même de l’homme. » (12) La conception spécifiquement historique de la temporalité découle de cette révolution dans l’ordre des représentations.
A partir de là peut apparaître l’idée qu’en accomplissant une histoire, les hommes tendent à parfaire et à réaliser un projet originel, inauguré par la Création. « La Création inaugure une histoire à laquelle l’homme est appelé à participer. Le temps de l’histoire prend donc un caractère positif ; non seulement il ne s’oppose pas à l’éternité de Dieu, mais celle-ci ne se conçoit pas pour l’homme en dehors de l’ouverture historique. La création, en inaugurant un « commencement » donnait au temps une orientation, imposait la nécessité d’un avenir qui justifiera le passé, en lui conférant un sens. » (13) De cet héritage judaïque proviennent également, après de nombreux développements, les différents récits faisant de l’Histoire un processus de réalisation d’une Providence, un compte à rebours vers un quelconque terminus futur. Mais cette fétichisation de l’Histoire s’accomplit elle-même historiquement comme une altération de l’impulsion « libertaire-humaniste » que l’on peut déceler aux fondements originels du judaïsme. Car il n’est pas incongru de percevoir dans le messianisme juif « avant toute chose une vibrante protestation, un énergique refus d’admettre les conditions de ce monde comme définitives, une volonté d’évolution et de changement en vue d’aboutir à un monde unifié. » (14)
Dans la mythologie actuelle du Progrès, nous retombons plutôt dans l’acceptation résignée à une marche du temps qui nous échappe. Pour cette mythologie, le temps historique existe, mais il est accompli. Marx soulignait la même chose lorsqu’il notait que, pour la bourgeoisie de son temps, il y avait bien eu de l’histoire, mais qu’il n’y en aurait plus. Dans cette séparation radicale entre le passé et le présent, entre le présent et l’avenir, la temporalité historique en vient à se vider de sa signification ; elle n’est plus que le démon qui plane sur la vie des humains, et non la dimension essentielle qui constitue celle-ci. Mais, comme démon, elle hante dans leur sommeil les consciences endormies et s’avance déjà comme « le cheval de bois dans la Troie du rêve » (Benjamin).
5 – La conscience anti-historique de notre époque ne doit pas être entendue comme une simple négation du passé, mais comme la négation du rapport organique avec la totalité de la temporalité historique, saisie simultanément dans ses dimensions de temps passé, présent et à venir, négation qui entraîne inéluctablement celle de toute compréhension de la praxis historique. Dans ce cadre, la rupture révolutionnaire peut être totalement fétichisée, l’attente d’une insurrection générale devenant le seul et unique pivot de la pensée des « révolutionnaires », et venir même parfois s’intégrer comme élément constitutif de nouveaux discours de la domination (la « rupture pour la rupture », par exemple). Walter Benjamin remarquait déjà en son temps que la « conscience de la discontinuité historique est ce qui caractérise les classes révolutionnaires au moment de leur action. Pourtant, d’un autre côté, un rapport très étroit existe entre l’action révolutionnaire d’une classe et la conception qu’elle se fait, non seulement de l’histoire qui vient, mais de l’histoire passée. » Pour lui, c’était dans cette négation du regard tourné vers le passé que le mouvement révolutionnaire de son temps avait causé et consacré son échec : « Le sujet de la connaissance historique est la classe combattante, la classe opprimée elle-même. Elle apparaît chez Marx comme la dernière classe asservie, la classe vengeresse qui, au nom de générations de vaincus, mène à son terme l’œuvre de libération. Cette conscience, qui se ralluma brièvement dans le spartakisme, fut toujours scandaleuse aux yeux de la social-démocratie. En l’espace de trois décennies, elle parvint presque à effacer le nom d’un Blanqui, dont les accents d’airain avaient ébranlé le XIXe siècle. Elle se complut à attribuer à la classe ouvrière le rôle de rédemptrice des générations futures. Ce faisant elle énerva ses meilleures forces. A cette école, la classe ouvrière désapprit tout ensemble la haine et l’esprit de sacrifice. Car l’une et l’autre se nourrissent de l’image des ancêtres asservis, non de l’idéal d’une descendance affranchie. » (15) Ce constat posait alors l’urgence d’opérer la critique de l’idée de progrès, idée partagée également de façon très large dans le mouvement ouvrier, qui ruinait toute possibilité de concevoir l’histoire comme la propre activité de libération des hommes eux-mêmes. Cette possibilité pouvait, selon Walter Benjamin, ne se construire qu’à travers la remémoration de la tradition des vaincus. Remémoration qui ne consiste pas à substituer une nouvelle continuité historique à la continuité historique que constitue l’histoire universelle des vainqueurs, mais plutôt qui « saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure » et qui « fonde ainsi un concept du présent comme « à-présent », dans lequel se sont fichés des éclats du temps messianique. » (16) La puissance de « l’image dialectique qui en ressort se trouve alors dans la possibilité de faire exploser la représentation du cours continu de l’histoire tel qu’il s’impose.
C’est l’intrusion du temps messianique dans l’histoire, non sous la forme spécifiquement apocalyptique précédemment évoquée, mais comme temps ouvert, comme « temps saturé d’ « à-présent ». » « Le monde messianique est le monde de l’actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte. Ce n’est qu’en lui qu’il y a une histoire universelle. Mais non pas une histoire écrite, plutôt une histoire accomplie comme une fête. Cette fête est purifiée de toute solennité. Aucune espèce de chant ne l’accompagne. Sa langue est la prose libérée, qui a fait sauter les chaînes de l’écriture. » (17) Au contraire, dans sa forme apocalyptique, forme dégradée et altérée par la conscience anti-historique, le monde messianique ne vient que sous la forme d’une abolition totale du temps historique, d’une clôture définitive de celui-ci à travers le saut dans la « Fin des temps. » Pour Benjamin, l’espérance messianique de libération ne s’effectue pas dans cette attention tournée vers la fin, dans cette « attente haletante » de l’Événement à venir, mais plutôt à travers un « saut de tigre dans le passé » ; « l’historien est un prophète qui regarde en arrière », et « c’est à ce regard de voyant que sa propre époque est plus nettement présente qu’elle ne l’est aux contemporains qui « vont″ du même pas qu’elle. » (18) Ces ultimes réflexions de Benjamin sur l’histoire résonnent ainsi dans notre propre temps comme l’éternel avertissement des menaces qui nous guettent. « La seule image que [notre génération] va laisser est celle d’une génération vaincue. Ce sera là son legs à ceux qui viennent. » (19) Ce n’est sans doute encore qu’une « faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention » (20), mais c’est par cette porte étroite de la pensée que s’ouvre une perspective, insoupçonnée de la majeure partie des contemporains : « les fruits nourrissants de l’arbre de la connaissance sont ceux qui portent enfermé dans leur pulpe, telle une semence précieuse mais dépourvue de goût, le temps historique. » (21)
6 – « On ne peut véritablement se délivrer d’une époque que par un geste qui a la structure du réveil en ceci également qu’il est entièrement régi par la ruse. C’est par la ruse, et elle seule, que nous nous arrachons au Royaume du rêve. Mais il y a aussi une fausse délivrance dont la violence est le signe. » (22) Il se pourrait que le sommeil de la conscience anti-historique de notre époque fusse interrompu par le bruit et la fureur ; cela semble même très probable. Le réveil qui s’en suivrait n’augurerait guère la perspective d’une concorde universelle. Dans les conditions de vie qui nous sont imparties, ne nous reste en somme que la ruse. Cette ruse, qui se donne pour tâche de contourner l’obstacle que constitue « la perte du sens de l’histoire » dans la société présente, ne peut se réaliser dans la fuite éperdue en avant, proposée par l’apocalyptisme et le nihilisme contemporains. Mais elle ne se réalise pas également dans le refoulement et l’ignorance des importantes forces anti-historiques qui enserrent désormais le monde. Celles-ci ne sont pas de simples vapeurs idéologiques que l’on dissiperait d’un souffle de pensée critique, mais un véritable dispositif de domination sur les consciences qui trouve son ancrage dans le vécu temporel quotidien des contemporains. C’est sur celui-ci que devra opérer la ruse de la conscience historique, qu’elle devra faire peser la force « faible » de l’idée messianique. Sous la pression de celle-ci, l’actuelle vie quotidienne doit pouvoir se révéler comme profondément étrangère à la vie elle-même, refléter la dimension homogène et vide de sa temporalité. « Organiser le pessimisme », disait Benjamin, soulignant que cela signifiait « dans l’espace de la conduite politique… découvrir un espace d’images », mais un espace d’images qu’on ne mesure pas « de façon contemplative » mais « que nous cherchons » comme « le monde d’une actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte. » (23) Cet « espace », ou plutôt cet « espace-temps », qui ressemble (ou s’assemble) à cet « éclair qui en tous ses mouvements révèle que le tout est non-vérité » (Adorno), se trouve dans chaque instant et s’y épuise tout à la fois. La puissance vitale de la poésie nous le rappelle parfois. L’élan messianique, lui, porte sa révélation à saturation. Mais la brisure qu’il provoque est le fruit d’un véritable cheminement, celui qui s’enquiert de « traduire » la tradition dans le langage du présent (la présence du langage) ; car l’idée messianique est la promesse, non seulement la fin de toute séparation, mais surtout d’une ouverture intégrale au monde qui se réalise comme rédemption : le passé doit être sauvé, non dans le sens de le retrouver pour le conserver, mais dans celui où il s’agit de réaliser les espoirs qu’il porte en son sein.
7 – « L’histoire n’est pas la mémoire, la conservation ou l’archive, et la tendance, en cette fin de XXe siècle, à identifier l’histoire et la mémoire est bien le signe que notre époque conservatrice ne rêve que d’un statu quo, qu’elle ne désire plus que quoi que ce soit arrive et ouvre une autre histoire. Or l’histoire, si ce terme a un sens, est une histoire du présent, et, en ce sens, une histoire politique. Il n’y a d’histoire que si des interventions forcent les moments critiques du temps et rendent possible la réalisation de promesses transmises et recouvertes par la tradition (…) Comme le répète Benjamin, l’histoire est une construction, c’est-à-dire à la fois une élaboration théorique et une organisation pratique. Car, pour pouvoir être ressuscité par une intervention présente, le passé doit être construit, c’est-à-dire prélevé dans la continuité chronologique, monté en tableau ou en image, et ainsi rendu lisible ou connaissable dans le moment critique présent. » (24) Ces réflexions de Françoise Proust viennent nous rappeler qu’il ne peut y avoir de pensée et de mouvement révolutionnaires hors de cette conception politique de l’histoire. Le projet révolutionnaire n’est jamais que le projet de cette réalisation intégrale de l’histoire. Il rejoint de ce fait l’intuition originelle du messianisme, mais en élargissant celle-ci à la dimension authentiquement humaine de la temporalité historique qu’elle dévoilait. Les hommes font leur propre histoire, et, par la remémoration des promesses et des espoirs que cette histoire leur a déjà délivrés, ils peuvent savoir l’histoire qu’ils font. Dans une époque anti-historique, cette tâche se révèle dans toute son urgence ; il n’est pas dit que l’humanité ne préfère pas au bout du compte perpétuer sa marche somnambulique sous l’emprise des rêves. Mais les « éclats du temps messianique » représentent malgré tout la seule chance d’ouvrir des brèches dans la muraille du temps homogène et vide qui enserre aujourd’hui les consciences. On peut s’en moquer et railler la pensée utopique ; cette dernière constitue cependant la seule force, aussi « faible » soit-elle, capable de porter l’espérance révolutionnaire vers une nouvelle construction de la réalité. Sans cette idée messianique, pourquoi les hommes auraient-ils encore le désir de transformer le monde ? Retrouver la libre et riche vie historique d’une Athènes ou d’une Florence ne peut nullement découler de l’ennuyeuse et terne pensée de cette époque auto-satisfaite ; il n’y aura pas de renouvellement du projet révolutionnaire sans « Principe Espérance ». Et « tout reprendre depuis le début » ne signifie pas de « faire table rase du passé ». Nous sommes les enfants perdus de l’idée messianique.
– « Et la pensée, demanda Rodion, la pensée ?
– Ah, c’est plutôt –maintenant- sur le crâne, un soleil de minuit. Glacial. Que faire s’il est minuit dans le siècle ? Soyons les hommes de minuit, dit Rodion avec une sorte de joie. » (Victor Serge, S’il est minuit dans le siècle.)
Extrait de Négatif 13, bulletin irrégulier de critique sociale
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Notes : 1- Fredric Jameson, Penser avec la science-fiction, Max Milo, 2008, p 31. 2- Ibid, p 31. 3- Dans les Grundrisse, Marx décrivait ainsi ce phénomène de l’aliénation : « La dépendance universelle et réciproque des individus indifférents les uns aux autres constitue leur lien social. Ce lien social s’exprime dans la valeur d’échange […] Le caractère social de l’activité – tout comme la forme sociale du produit et la participation de l’individu à la production – apparaît à la collectivité comme quelque chose d’étranger, comme une chose matérielle ; non pas comme une relation consciente entre les individus, mais plutôt comme un assujettissement à des rapports qui existent indépendamment des hommes et naissent du choc d’individus indifférents les uns aux autres. Devenu condition de vie et lien réciproque, l’échange universel des activités et des produits apparaît à l’individu isolé comme étranger et indépendant – comme une chose. » 4- Fredric Jameson, op. cit., p.13. 5- Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, pp. 12-14. 6- J.G. Ballard, Millenium people. 7- Benjamin Gross, Messianisme et histoire juive, Berg, 1994, p. 37. 8- Guy Debord, La Société du spectacle, Champ Libre, 1971, p. 112 (1re édition Buchet-Chastel, 1967). 9- Ibid, p. 111. 10- Kostas Papaiouannou, La Consécration de l’histoire, Champ libre, 1983, p. 51. 11- Benjamin Gross, op. cit., p. 12. 12- Ibid, p. 12. 13- Ibid, p. 11. 14- Ibid, p. 54. 15- Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, Gallimard, collection Folio Essais, 2000, pp. 437-438. Le texte lui-même date de 1940. 16-Ibid, p. 443. 17- W. Benjamin, Ecrits français, Gallimard, collection « Folio Essais », 2003, p. 447. 18- Ibid, p. 448. 19- Ibid, p. 440. 20 -Benjamin, Sur le concept d’histoire, op. cit., p. 429. 21- Benjamin, Ecrits français, op. cit., p. 442. 22- W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, Ed. du Cerf, 1989, p. 192. 23- W. Benjamin, Ecrits français, op. cit, p. 447. 24- Françoise Proust, L’Histoire à contretemps, Livre de poche, 1999, p. 45 (1ère édition : Ed. du Cerf, 1994).
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