Iran : crise de régime et mouvement populaire
Catégorie : Global
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Le temps des compromis qui permettaient traditionnellement aux clans
conservateurs et « réformateurs » de se partager le pouvoir, semble clos.
Cette crise au sommet a ouvert un espace sans précédent pour les
mobilisations populaires. A travers cette vague de protestation, ce sont
les aspirations démocratiques de la jeunesse, des femmes et des
travailleurs iraniens qui s’expriment tout autant que la colère et les
frustrations accumulées. La dynamique de la mobilisation, qui dans un
premier temps était centrée sur la dénonciation de la fraude électorale,
tend de plus en plus à remettre en cause la République Islamique dans son
ensemble.
En soutenant Ahmadinejad bien avant le scrutin et en qualifiant sa
réélection de « miracle divin », le Guide de la Révolution Ali Khamenei a
porté un coup important à sa propre fonction. La constitution de la
République Islamique est basée sur le Velâyat-e faghih, le gouvernement du
jurisconsulte, incarnation du pouvoir divin et de la domination du
religieux sur le politique. Premier personnage de l’État, le Guide dirige
les organes clés du pouvoir : les forces armées, notamment le corps des
Gardiens de la Révolution (Sepah-e Pasdaran) et les milices islamiques
(Bassidji), les médias d’État, l’appareil judiciaire et surveille le
pouvoir exécutif. En règle générale, le Guide, qui trace les lignes
directrices de la politique du régime, a pour vocation d’arbitrer entre
les différentes factions. Or, en prenant part au coup d’État électoral
contre le camp « réformateur », en ordonnant la répression contre les
manifestants et les opposants, Khameneï s’est exposé au rejet populaire.
Il conforte ainsi la position de celles et ceux, de plus en plus nombreux,
qui pensent que le régime n’est pas réformable.
Les Gardiens de la Révolution : un Etat dans l’Etat
Cette crise au sein du pouvoir illustre une évolution profonde de la scène
politique iranienne. Il ne s’agit pas d’un épisode de plus dans la lutte
intestine qui opposait jusque là les différents clans.
La situation actuelle est l’aboutissement d’un processus long et complexe
qui s’est engagé au sein du régime. Cela se traduit entre autre, par
l’ascension du pouvoir économique et politique du corps de Gardiens de la
Révolution et par la relégation progressive du clergé chiite et des
compagnons de route de Khomeiny.
Aujourd’hui il apparaît clairement que la quasi totalité des grands
ayatollahs s’opposent au pouvoir des Gardiens de la Révolution, de
Khameneï et d’Ahmadinejad. Or, dans le monde chiite l’autorité religieuse
et morale de ces grands ayatollahs est grande. Dans le système doctrinal
chiite, ils sont des « marjaa-e taghlid » (sources d’imitation pour les
fidèles), ce qui n’est pas le cas d’Ali Khamenei qui a été élevé au rang
d’Ayatollah pour pouvoir accéder au poste de Guide. On dit de lui qu’il
est devenu Ayatollah en une nuit.
Ainsi, des personnalités de la première heure se retrouvent dans
l’opposition dite « verte ». C’est le cas évidemment de Mir Hossein
Moussavi, ancien premier ministre de 1981 à 1989, de Mehdi Karoubi, ancien
président du parlement, de Mohamad Khatami, ancien président de la
république et ancien ministre du temps de Khomeiny. Même l’un des petits
fils de l’Ayatollah Khomeiny a rejoint le camp de Moussavi. C’est aussi le
cas du fils de l’Ayatollah Beheshti, un des trois personnages centraux
avec Khomeiny et Montazeri, des premiers temps de la République Islamique,
(Behehsti père a été assassiné le 28 juin 1981 au cours d’un attentat).
D’autres personnages emblématiques de la République Islamique tentent de
trouver une place médiane dans le conflit qui fait rage au sein du régime.
C’est le cas de Hachémi Rafsandjani (corrompu notoire, ancien président du
parlement, ancien président de la république, président actuel du Conseil
de discernement et de l’assemblée des experts de deux des plus importantes
institutions du pays), mais des membres influents de sa famille se
retrouvent dans l’opposition à Ahmadinejad.
L’ascension du Sepah s’est faite progressivement. Outre la puissance de
feu, ils ont entre les mains, une puissance économique et financière
considérable. Désormais la direction du Sepah entend diriger l’État et
l’asservir à ses propres intérêts. Ahmadinejad, qui a fait partie de ce
corps d’élite, représente leurs intérêts au sommet de l’État. Leur
véritable base sociale se constitue de couches traditionnelles proches du
Bazar[1] qui jouent un rôle économique incontournable, des Bassidji et de
leur famille, d’une partie de la haute bureaucratie d’État et de toutes
celles et ceux qui font partie des organisations civiles dirigées ou
financées par les Pasdaran. Ces derniers contrôlent diverses activités
économiques et financières. Les hauts commandants du Sepah sont
propriétaires de ports commerciaux, d’aéroports, de compagnies aériennes
civiles, de la compagnie de télécommunication du pays, de diverses
entreprises que ce soit dans la métallurgie, la construction automobile ou
le bâtiment. Ils contrôlent également le secteur pétrolier et celui de
l’armement. Pratiquement rien ne leur échappe, pas même les activités de
loisir, puisqu’ils exploitent aussi des pistes de skis. Par sa mainmise
sur les Fondations (Bonyad) — ces organismes créés après la révolution de
1979 pour gérer les biens expropriés des dignitaires de la Monarchie — la
direction des Pasdaran est l’un des acteurs majeurs de la vie économique.
Véritables holdings aux activités très diversifiées qui font partie des
sociétés les plus puissantes du Moyen-Orient, les Bonyad représentent plus
de 40 % du PIB hors revenu pétrolier. Véritable État dans l’État, les
Fondations échappent au contrôle de l’administration et sont des vecteurs
de corruption et de clientélisme. Seules quelques personnes, dont le Guide
Ali Khameneï et son bureau, sont informées de leur activité et de celle
des Pasdaran. Ce sont leurs intérêts mafieux-bureaucratiques et la
mainmise sur la rente pétrolière que le Sepah entend défendre jusqu’au
bout.
La politique d’Ahmadinejad éclaire parfaitement le projet en cours.
Directions d’entreprises publiques et privées, postes importants dans les
administrations et les différents ministères… Les Pasdaran ont placé
leurs hommes à des positions clés. Les ministres sont de plus en plus
issus du corps des Gardiens de la Révolution et il en va de même des
préfets. La politique menée a été marquée par un plan massif de
privatisations qui a bénéficié aux dirigeants des gardiens de la
Révolution, mais aussi par une hausse vertigineuse de l’inflation (30 %
par an) et par une forte remontée du chômage. L’utilisation clientéliste
de la rente pétrolière (en ce domaine l’Iran n’est pas un cas à part), qui
permet de s’assurer du soutien de certaines couches sociales paupérisées,
n’a pas suffit. En effet, ces dernières ont perdu bien plus par le biais
de l’inflation que ce qu’elles percevaient via la redistribution
arbitraire d’une partie de la manne pétrolière. La redistribution, au sein
du pouvoir, des revenus pétroliers, qui représentent 85 % des recettes
d’exportation et 75 % des recettes budgétaires, a empêché toute
modernisation des infrastructures. En l’absence de capacité de raffinage,
l’Iran importe la moitié de sa consommation d’essence.
Cette volonté de mainmise totale sur le pouvoir est l’aboutissement d’un
processus d’autonomisation du Sepah. Les Pasdaran ambitionnent de
gouverner seuls, cela nécessite l’éviction des clans adverses et
l’instauration d’une dictature militaro-fondamentaliste. La « victoire »
d’Ahmadinejad devait être la concrétisation de ce projet. Mais en tentant
de mettre « la moitié » du régime hors jeu, les Pasdaran ont rompu les
équilibres traditionnels au sein de la République Islamique. A l’évidence,
aucune des factions n’avaient vraiment imaginé l’irruption de la
mobilisation populaire et surtout sa puissance.
Dynamique du mouvement populaire et engrenage répressif
Du côté des « réformateurs », il s’agit d’instrumentaliser le mouvement de
rue dans le cadre des institutions de la République Islamique et des
rapports de forces internes. Moussavi comme Karoubi n’ont cessé de
développer des mots d’ordre tendant à recentrer la mobilisation sur la
contestation du résultat des élections de juin. Même après la répression
sanglante de l’Achoura, Moussavi a, à nouveau, appelé à la non violence et
déclaré que la sortie de crise se situait dans la reconnaissance du vote
de la population. Or, si dans un premier temps les manifestations étaient
effectivement centrées sur la question du vote, aujourd’hui la
mobilisation pose la question de l’illégitimité du Velayât-e faghih,
fondement même de la République Islamique d’Iran. Comme en témoigne
l’évolution des slogans écrits sur les murs des villes ou criés dans les
manifestations, la contestation dépasse largement la question électorale.
Si le mouvement populaire apparaît confus, cela est dû davantage à son
caractère composite et large d’une part et plus généralement aux
conditions spécifiques de politisation dans un contexte où la dictature a
démantelé toutes les organisations politiques et syndicales. Ce qui fait
le liant et la profondeur de ce mouvement de protestation qui réunit les
femmes, la jeunesse, les classes moyennes et les travailleurs en général,
ce sont trente ans d’absence d’espace démocratique et de perspective
sociale, c’est la répression au quotidien et l’ingérence dans la vie
privée de chacun, c’est la corruption des dignitaires du régime toutes
tendances confondues. Ce sont ces frustrations accumulées ainsi que les
aspirations démocratiques qui portent autant sur l’égalité entre homme et
femme, sur les libertés individuelles et collectives qui s’expriment dans
cette vague de mobilisation. Ces quinze dernières années le pays a connu
un regain d’activité sociale, que ce soit dans le monde étudiant, parmi
les travailleurs du secteur public et du privé, chez les militants des
droits de l’Homme ou pour l’égalité des sexes. Aujourd’hui et pour la
première fois, l’ensemble de ces secteurs actifs se retrouvent ensemble
dans un même mouvement. Pour toutes ces raisons, cette dynamique échappe
au contrôle des personnalités du mouvement « vert » et s’affronte
brutalement au tenant du pouvoir.
Elle échappe aussi aux Pasdaran et cela tient en partie à la forme et à la
composition de ce mouvement populaire. En effet, on y retrouve des
secteurs si divers, qu’il en devient incontrôlable. D’autre part,
l’absence d’organisations et de structuration empêche le régime de décimer
un mouvement qui n’a pas de chefs. La direction du mouvement « vert » est,
elle-même, souvent à la remorque de la population. Les manifestations se
développent grâce aux connections individuelles, familiales, de voisinages
et ou professionnelles. Internet et le réseau de téléphonie mobile, que le
pouvoir ne peut paralyser totalement, jouent un rôle important et
permettent aux opposants de communiquer, de s’organiser et surtout de
s’informer sur la situation dans le reste du pays. Ils suivent également
les réactions à l’étranger et communiquent avec la diaspora. L’absence de
structuration verticale, résultant du contexte répressif, pose d’énormes
difficultés au pouvoir qui peine à anticiper l’ampleur des évènements.
Avec une surprenante régularité, la population détourne chaque
commémoration officielle et la transforme en journée de protestation
contre le régime. Cela a encore été le cas le 27 décembre dernier lors de
la journée de l’Achoura, date emblématique du calendrier chiite qui
commémore l’assassinat à Karbala de l’imam Hossein. Il en va de même des
journées de deuil. A chaque fois que les forces de répressions assassinent
un manifestant ou qu’un dignitaire religieux qui soutient les manifestants
décède (comme cela a été le cas avec l’Ayatollah Montazeri), cela fait
l’objet d’agitations antigouvernementales. Comme lors du processus
révolutionnaire de 1978-1979, la population prolonge ces journées de deuil
et de protestation en descendant dans la rue de 40 jours en 40 jours pour
commémorer le défunt (selon le rite traditionnel chiite).
Viols et tortures systématiques perpétrés contre les personnes
emprisonnées, procès spectacles et exécutions, déploiement de force et
quadrillage des villes, répression contre les mères en deuil ou contre les
dirigeants étudiants et les travailleurs en lutte, tout cela n’a pas
empêché la mobilisation populaire de s’étendre et de s’approfondir. Plus
de mille personnes ont été arrêtées suite aux manifestations du 27
décembre dernier et le bilan des personnes tuées s’élèvent au moins à 36.
Même le Shah n’avait osé réprimer les manifestants le jour de l’Achoura.
Les jours suivant le 27 décembre le pouvoir a multiplié les arrestations
et ses nervis ont attaqué des mosquées pour en déloger des religieux
favorables à Moussavi.
Cette violence imposée par le pouvoir a eu pour effet de détruire
davantage sa légitimité idéologique et son hégémonie au sens gramscien.
Car l’Islam et le discours nationaliste sont précisément les outils de
légitimation instrumentalisés par la République Islamique. Or, en s’en
prenant aux symboles religieux et moraux, Ahmadinejad, le Sepah et le
Guide ont porté un préjudice irréparable aux outils idéologiques de
domination. La posture nationaliste est l’autre fond de commerce de la
classe politique iranienne. Mais la réalité est loin des discours puisque
le régime collabore avec les Etats-Unis et les forces occidentales en
Afghanistan et en Irak. L’impérialisme US a en retour fermé le camp des
Mojahedines du Peuple en Irak et ces militants ont été attaqué
militairement par le régime fantoche irakien. Sur le plan économique et
commerciale il en va de même. On ne compte plus le nombre de joint-venture
signé avec les grandes multinationales. Via Dubaï, les grandes puissances
occidentales commercent avec l’Iran et à n’en pas douter la crise
financière et économique que traverse l’Emirat confortera ces échanges.
Quant au domaine sécuritaire, des multinationales comme Nokia et Siemens
aident le pouvoir à limiter les capacités de communication des
manifestants et à contrôler le trafic internet[2]. Dernièrement, Interpol
a publié l’identité de douze militants d’extrême gauche recherchés par la
République Islamique[3]. La dernière semaine de décembre, la Chine a
livré à l’Iran des blindés anti émeutes et cela au vu et au su des
puissances impérialistes. En réalité, celles-ci préfèrent la stabilité au
changement apporté par une mobilisation populaire qu’elles ne contrôlent
pas.
Dans le contexte actuel, les deux sources de légitimation du pouvoir sont
épuisées. Rejetée massivement dans sa dimension symbolique, idéologique et
religieuse, sociale et politique, la République Islamique ne tient plus
que par l’exercice de la violence, la peur et le clientélisme.
Même des secteurs habituellement acquis au pouvoir commencent à faire
entendre leur désapprobation. Cela est vrai des populations rurales
mécontentes de la répression qui touche aussi les villes petites et
moyennes. Mais c’est aussi le cas maintenant de certains commerçants du
Bazar inquiets de l’instabilité du pays. Des électeurs d’Ahmadinejad
commencent à descendre dans la rue pour dénoncer la répression.
Les manifestations du 27 décembre ont donné lieu à une résistance sans
précédent de la population. A de nombreuses occasions les Bassidji et les
voltigeurs ont dû fuir face aux manifestants. Des véhicules de la police
et du Bassidj ont été détruit. Certains quartiers de Téhéran et de Tabriz
notamment ont échappé pendant des heures durant au contrôle du régime. Les
Pasdaran comme les « réformateurs » en ont pris conscience : le mouvement
populaire a franchi un seuil dans la radicalisation.
L’ampleur de la résistance populaire divise désormais le clan qui
s’articule autour de Khameneï, du Sepah et d’Ahmadinejad. Trois positions
se dessinent. La plus forte aujourd’hui, entend écraser la mobilisation
dans le sang. Une autre voudrait trouver un terrain d’entente avec
Moussavi afin d’enrayer la dynamique jugée périlleuse. La troisième,
incarnée par le Guide fait la balance entre les deux précédentes. Les
hauts commandants du Sepah ont opté pour la confrontation mais sont pour
le moment freinés par les divisions internes au pouvoir. Car les tenants
du régime toutes « sensibilités » confondues le savent : pour écraser le
mouvement dans le sang il faut avoir décidé d’aller vers un point de non
retour. En effet, une telle décision soulèverait l’hostilité totale de
l’immense majorité, cela fermerait définitivement la porte à un éventuel
compromis avec les dirigeants « verts » ou à l’hypothétique « émergence »
d’un homme providentiel. Enfin, cela accroîtrait les divisions au sein du
pouvoir et des forces répressives, ce qui rend hypothétique l’instauration
de la loi martiale. L’ensemble de ces conséquences pousse, pour le moment,
les dirigeants actuels à une certaine prudence. D’ailleurs, si le nombre
de morts est déjà important, le régime ne s’est pas encore engagé dans la
voie du bain de sang. A cette étape, la répression est sélective et
s’exerce contre les cadres du mouvement « vert » afin qu’ils ne puissent
structurer davantage la protestation, mais aussi et surtout contre les
militants de terrain et leur famille.
Le mouvement et les militants de gauche
Évidemment, les militants et forces de gauche se situent à l’intérieur des
mobilisations et tentent d’en influencer le cours. Cela est assez palpable
quand on entend dans certaines parties des cortèges, des slogans hostiles
à la République Islamique ou réclamant la laïcité et l’indépendance. Dans
les manifestations il y a bien sûr des slogans qui émanent de la frange
favorable aux « réformateurs ». A quelques mètres de leurs mots d’ordre à
fortes connotations religieuses, dénonçant Ahmadinejad et Khameneï au nom
de l’Islam, on entend de plus en plus un slogan qui détourne celui en
vogue en 1979. Les manifestants d’alors criaient « Estghlal, Azadi,
Jomhouryé Eslami » (Indépendance, Liberté, République Islamique) trente
ans plus tard le slogan est devenu « Estghlal, Azadi, Jomhouryé Irani »
(Indépendance, Liberté, République Iranienne). Pour la première fois dans
l’histoire des trente dernières années, des manifestants expriment
politiquement et publiquement leur souhait d’un Etat laïc, démocratique et
rejettent les ingérences impérialistes.
Bien sûr le mouvement a ses faiblesses. Son caractère horizontal voir
spontané par de nombreux aspects, laisse les mains libres aux dirigeants «
réformateurs » qui bénéficient encore d’appuis solides au sein de
l’appareil d’Etat. Moussavi et Karoubi sont encore capables de trouver un
compromis avec Khameneï et le Sepah. Les dernières déclarations de
Moussavi et certaines interventions de proches du Guide indiquent qu’il
peut encore y avoir un terrain de discussion. Autre point faible du
mouvement, en l’absence d’organisations capables de structurer le
mouvement, ce sont les cérémonies religieuses et officielles qui rythment
les évènements. Enfin, certains secteurs de la population n’ont pas encore
rejoint (ou ne l’ont fait que partiellement) la mobilisation et restent
observateurs des évènements en cours. C’est le cas notamment des minorités
nationales, notamment les kurdes, qui ne peuvent oublier les premières
années de la République Islamique et la guerre qui leur a été menée alors
par les Pasdaran et le gouvernement Moussavi. A cela il faut ajouter le
fait que le Kurdistan iranien est particulièrement quadrillé et les
militants durement réprimés, ce qui enlève la latitude de mouvement que
l’on peut trouver dans le reste du pays. Pour nuancer le tableau, il
convient de dire que les partis Kurdes (le parti communiste du
Kurdistan-Komolé et le Parti démocratique du kurdistan iranien) appellent
à soutenir le mouvement en cours et que les étudiants de l’université de
Kermanshah viennent de rejoindre le mouvement gréviste qui se développe
dans les facultés du pays.
Dans ce contexte troublé et lourd de danger, un débat traverse les
militants de gauche. Pour certains, la victoire du camp « vert » est
souhaitable car elle ouvrirait un espace démocratique pour l’action
politique. Cela a pour conséquence pratique d’aider Moussavi et Karoubi à
diriger la mobilisation. Ce type de positions occulte le fait que pour
Moussavi et les « réformateurs » le combat mené doit permettre un retour à
l’âge d’or du régime. C’est-à-dire un retour à la période où le régime
éliminait toutes les oppositions de gauche et démocratique et où des
dizaines de milliers de militants étaient exécutés dans les geôles de la
mollahrchie. Plus encore, dans sa dernière déclaration, Moussavi propose
cinq points pour une sortie de crise tout en disant que les dirigeants «
verts » n’ont pas appelé aux manifestations de l’Achoura. Ce qui signifie
qu’ils font un pas de côté par rapport aux évènements du 27 décembre
dernier. D’autre part, si la libération des prisonniers politiques est
exigée et qu’il parle d’élections démocratiques et libres, il n’en définit
pas les conditions et encore moins le périmètre. En somme, il propose d’en
rester au cadre de la République Islamique qui a banni toutes les forces
laïques, démocratiques ou de gauche. Plus clairement encore, Moussavi
exige la liberté d’organisation et de manifestation dans le cadre de
l’article 27 de la Constitution de la République Islamique. Ce qui exclu
toutes les organisations jugées hostiles à l’Islam et à la République
Islamique. En résumé, il se limite à un changement de gouvernement et à la
destitution d’Ahmadinejad.
A l’opposé de la collaboration avec la faction « réformatrice », nombre de
militants ouvriers et de gauche tentent de lier au mouvement actuel leur
lutte contre le non paiement des salaires, contre les privatisations ou
les licenciements et pour la construction de syndicats indépendants. C’est
le cas, notamment des travailleurs d’Iran Khodro (première entreprise de
construction automobile) ou du syndicat du Sherkat-e Vahed (transport en
commun de Téhéran) qui appellent les salariés à descendre dans la rue.
Parmi les étudiants on voit depuis quelques années réapparaître, certes de
façon très minoritaire, les références au marxisme et au communisme. La
défiance à l’égard de Moussavi et Karoubi et d’un accord au sommet entre
les différentes factions est d’autant plus forte que les étudiants, et
plus largement la population, n’ont pas oublié le passage de Khatami à la
présidence de la république. A l’époque, les « réformateurs » avaient,
avec les Pasdaran, réprimé les mouvements étudiants et ceux des
travailleurs. Ces militants de gauche, tout en développant là où ils le
peuvent une politique indépendante, tentent de maintenir les dirigeants «
verts » prisonniers de la dynamique de mobilisation. L’équation est
limpide : tant que la division entre le camp « vert » et le Sepah n’est
pas résorbée, les opposants au régime pourront agir au travers des
manifestations et le mouvement aura le temps de se développer et de se
structurer politiquement. En cas d’accord au sommet, la fenêtre des
mobilisations de masse se refermera pour un temps, avec son lot de
répression contre les militants qui se seront exposés. Ainsi, face au clan
Khameneï-Ahmadinejad et pour garder une indépendance totale à l’égard des
dirigeants « verts », l’objectif principal des militants de gauche reste
l’extension et l’ancrage du mouvement. Dans un moment ou tout est
possible, les peuples d’Iran ne peuvent compter que sur leur propre lutte.
Plus que jamais, ils doivent pouvoir s’appuyer sur la solidarité
internationale émanant des forces de la gauche sociale et politique.
Le 5 janvier 2010
[1] Le bazar est le lieu commerçant historique. Il s’y concentre les plus
grosses fortunes du pays. Ces activités ont évolué au cours de l’histoire
et s’étendent aux nouvelles activités économiques à l’intérieur du pays,
les transactions directes avec l’étranger, le contrôle et la résolution
des problèmes de distribution, de production et des services. Par exemple,
beaucoup de grands commerçants jouent encore un rôle important de relais
entre le secteur de la production et le marché (les usines et les centres
de productions agricoles). Le secteur des échanges et de l’exportation est
aussi en partie géré par le bazar. Le bazar a toujours eu une grande
proximité avec le clergé chiite ce qui lui donne depuis la révolution une
place politique encore plus importante.
[2] Voir l’article du Wall Street Journal :
http://online.wsj.com/article/SB124562668777335653.html
[3] Voir le site d’Interpol :
http://www.interpol.int/Public/Search.asp?ct=Data&q1=sa…ge=20
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