Lettre ouverte à marc gontard, président de l’université de rennes 2.
Catégorie : Local
Thèmes : Luttes étudiantes/lycéennes
Lieux : Rennes
On souffre, on s’agite, on se plaint dans ton Empire. Partout les murs de votre supermarché du ticket d’entrée sur le marché du travail se fissurent.
Sans doute que ça tombe mal.
Votre université de province était déjà sur la liste rouge des banquiers, reléguable au premier faux pas. Et la voilà envahie de nouveau par des nuées d’âmes rebelles, agitées par le spectre de la révolution qui vient ; celui-là même qui vous agita aussi, jadis, avant que vous posiez votre cul sur un grand fauteuil en cuir noir.
Aussi bien, ce n’est jamais le bon moment pour se faire traîner sur l’échafaud.
C’est la crise, Gontard, et il faudra bien qu’on s’en sorte ; d’une manière ou d’une autre.
Vous êtes quelqu’un de respectable, convenons-en, un homme de goût et de culture ; quelqu’un qui a des choses à dire, des conseils à donner. Les journalistes de L’Info métropole sont venus vous demander vos recettes de décideur lettré pour sortir au plus vite le monde de la débâcle — c’est que dans votre université des temps futurs, un ancien professeur de lettres vaut bien un nouveau consultant en sauvetage économique.
C’est la crise, Gontard.
Nathalie Appéré et Sylvie Robert, vice-présidentes déléguées de Rennes Métropole, le disent de concert, avant de vous laisser la parole : « cette crise est la faillite d’un système » ; et de demander aussitôt : « Comment réinventer une manière de vivre ensemble qui conduise à un nouveau modèle de société ? »
Et nous sommes curieux, Gontard, de savoir quel nouveau modèle de société vous proposez à tous les étudiants qui vous lisent, dans les pages en papier glacé du bulletin métropolitain.
Nous sommes curieux de connaître votre petit remède miracle à la faillite du système.
Oh, ça tient en quelques mots, qui sortent mécaniquement de votre bouche comme des déclinaison latines, debout sur une estrade ; des mots que vous répétez à tire-larigot et qu’on retrouve, identiques, dans votre extravagant éditorial du Magazine de l’université de Rennes 2.
Vous nous parlez d’« adaptation », Gontard. De « marché du travail », de « compétences », de « lien avec les entreprises ». Et puis encore d’« excellence disciplinaire », de « chercheurs de demain », d’« innovation », d’« ingénierie industrielle », de « leadership », de « recherche de haut niveau » ; vous chantez sans vous lasser votre refrain monotone, comme un pénitent ses Ave Maria.
Vous nous jetez au visage vos mots de spécialiste, vos mots qui impressionnent, qui écrasent, et dont les experts de tout poil nous rebattent jour et nuit les oreilles, sur les canaux de la pensée unique dirigée, pour nous convaincre de prendre part à la course.
Des mots auxquels vous croyez à peine, Gontard.
Oh, vous faites de votre mieux ! Vous essayez de sauver votre peau en feignant de vous soucier du sort des étudiants, promis au chômage longue durée — ce qui est plus ou moins fâcheux, selon l’idée que chacun se fait de la liberté — et à la formation-évaluation à vie. Comme le disait Eric le Boucher, dans le journal Le Monde du 30/05/07 : « La très grande majorité des métiers de 2020 n’existent pas aujourd’hui, 80 % des connaissances utilisées actuellement seront dépassées dans dix ans. Nous sommes dans un monde où il ne suffit pas de changer, il faut changer constamment et de plus en plus vite. Réussir la rupture est réussir à faire aimer le changement rapide. »
« Il n’y a pas d’âge pour se former », dites-vous tout de même. Mais pour se former aux subtilités de la versification romaine, de la philosophie cyrénaïque ou aux exigences versatiles du management, de la gestion des ressources humaines et du neuromarketing ?
« Se former » ou bien seulement se soumettre corps et âme aux caprices dictatoriaux du sale monde de l’entreprise, devant lequel vous vous êtes agenouillé sans crier gare ?
Et qu’en aurait pensé Victor Segalen, Gontard ?
Qu’en pensent ceux qui règnent, aujourd’hui encore, par l’étonnant pouvoir de l’absence ?
Et quelle place pour les poètes dans votre monde de l’excellence économique ?
Quelle place pour nous, sans frontières, parfois sans nom, qui ne régnons pas, mais allons ?
Le peuple des artisans terrestres accuse les célestes d’imposture et de nullité. Mais le poète dit : ils rayonnent. Et qu’en dirait Eric Le Boucher ? Qu’en diraient les cupides dirigeants de vos partenaires-sponsors ?
Tu ne réponds pas , Gontard. Tu observes.
Mais rien n’y fait. Les mesurettes que vous essayez de nous vendre à la va-comme-je-te-pousse, les remèdes de grand-mère que vous invoquez, pour garder la face devant les étudiants de Rennes 2 et toute votre clique de servants du Conseil d’Administration, sont ceux-là mêmes qui ont causé la faillite du système, Gontard, l’essoufflement du vieux monde.
Vous mélangez tout, Monsieur le Président ! Vous prenez les causes du problème pour des solutions miraculeuses sorties tout droit de votre caboche de professeur diplômé de l’Université de Paris IV-La Sorbonne.
Avouez qu’il y a de quoi en rire.
Nous ne voulons pas de votre monde à l’envers, Gontard. Nous ne voulons pas nous laisser enrôler d’office dans le bourbier de votre drôle de guerre économique.
Le capitalisme crève ; la gueule ouverte. Et plutôt que d’y voir une occasion inespérée de réenchanter nos mornes existences, vous vous contentez de nous en resservir à la louche, et même à la pelle, du capitalisme, en veux-tu en voilà.
Certes on fait les meilleures soupes dans les vieilles marmites. Mais les vôtres sont entartrées de longue date, Gontard ; et le potage que vous nous servez a tout d’un bouillon lyophilisé à la poule.
Comme si la panacée, pour traiter un mal, était d’en forcir toutes les causes. Regardez autour de vous. Les bourses sont à l’agonie, les PME clamsent les unes après les autres comme des bataillons de crapauds lâchés sur une nationale, entraînant les universités poubelles dans leur chute. Les Présidents distribuent des milliards à leurs copains pendant que tout le monde se tue au travail pour manger des biscottes.
Croyez-vous réellement qu’en ouvrant en grand les portes de votre entreprise aux marchands de gadgets et de bonheur en toc, vous sauverez les étudiants du chômage, qui les emportera tous, que vous le vouliez ou non ? Comme si les marchands n’étaient pas ceux-là mêmes qui le produisent, le chômage, à vouloir remplir leurs poches de biffetons à gogo et leurs jacuzzis de bons du trésor.
Ou bien ignorez-vous comment va le monde, retiré dans le pinacle de votre auguste Présidence ?
Allez-vous, comme ce philosophe auquel on reprochait que ses raisonnements avaient l’expérience contre eux, mettre fin à la discussion en nous disant : « l’expérience a tort » ?
Tu entasses les efforts comme les pèlerins les pierres , Gontard.
Mais vous vous fatiguez pour des prunes. Vous oubliez que le mot « chômage » vient du latin caumare, qui signifie « se reposer quand il fait chaud ». L’atmosphère terrestre se réchauffe, Gontard ; l’heure même est à la canicule. Nous ne voulons pas de votre plan de relance pour sauver quelques miettes du gâteau, dont personne ne verra jamais la couleur. Les étudiants de Rennes 2, comme tous les travailleurs de la planète aujourd’hui, comme Victor Segalen, aspirent seulement à mettre le monde en vers, paisiblement allongés à l’ombre d’un grand arbre — et qui pourrait leur en vouloir ?
Si votre université, comme certains l’affirment, est bien dans la liste des « campus prometteurs », c’est seulement à être à la pointe du mouvement de contestation global qui vise à abattre une fois pour toutes ce système en faillite, qui nous consume sournoisement, plutôt que de le raccommoder avec vos bouts de ficelle à la sauce performance, attractivité et tout le tralala.
Nous ne vous méprisons pas, Gontard.
Vous êtes comme tous les autres, comme nous peut-être. Vous voudriez bien sauver les meubles, votre budget annuel et surtout vos fesses, votre petite situation confortable de Président d’Université — récompense bien légitime pour avoir accepté sans broncher cette succession de sacrifices et de reniements qui coïncide avec le cours de votre carrière.
Quelque chose pourtant nous sépare, Gontard.
De même que quelque chose vous sépare, irréparablement, de Victor Segalen, de Guillevic, de Tristan Corbière, de Xavier Grall — de ceux auxquels vous avez consacré votre vie d’homme de lettres, quand le monde n’était pas encore mort.
Une banale évidence.
Pour sortir le monde de la crise, il ne faut pas s’escrimer à balancer les étudiants les uns après les autres sur un marché du travail en déroute, qui pressera goulûment leur force de travail, et pour trois francs six sous la semaine.
C’est beaucoup plus simple que vous dites.
Pour sortir le monde de la crise, Monsieur le littérateur, il s’agit seulement de rendre la pauvreté désirable ; comme s’y sont toujours employés les philosophes.
Un jour vous aurez disparu, Gontard.
Sans désir de retour, sans hâte, sans haleine. Sans regrets, croyez-vous ?
Votre âme peut-être vagabondera avec celle des poètes que vous avez aimés, autrefois.
Vous regarderez les ingénieurs d’ici-bas s’agiter dans tous les sens comme des bestioles sans grâce, avec leur savoir-faire de rien du tout, leurs expertises insignifiantes, leurs petites compétences périmées sitôt acquises ; toutes ces carapaces qui n’ont jamais protégé personne du néant, qui assaille le monde de toutes parts.
Vous regarderez l’économie qui s’écroule et les experts, dont vous étiez, la rafistoler à la petite semaine, avec leur pharmacopée faite de bric et de broc.
Alors vous pourrez bien rire, Gontard.
Rire de celui que vous avez été ; de celui que vous êtes.
Vous pourrez bien rire.
Et votre rire, Gontard, se joindra joyeusement au nôtre.
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Le Parlement des Vaincus
Je relis cette prose, presque 4 ans après…et je la trouve toujours très belle (j’avais dû le dire à l’époque) par le talent verbal qui s’y manifeste, par sa sincérité de ton,et son lyrisme utopiste (un peu désespéré). J’avais dû ressembler à cet étudiant anonyme qui a sans doute suivi certains de mes cours et qui connaît mes auteurs favoris, avant de « faire carrière » et de finir dans le « fauteuil noir » de président d’université, faute sans doute irrémissible…tout comme celle d’avoir engagé une université de sciences humaines et sociales reconnue difficile, dans la réforme.
Ce seau de lisier que j’ai reçu sur la tête, comme, avant moi, le président de l’université de Brest (lui dans un restaurant!), ne m’a guère marqué à l’époque. Le geste était facile et j’ai pensé que cette volonté d’humilier quand on ne peut combattre signait le caractère fascisant du geste (c’était aussi la méthode de la gestapo!) Il était certes plus facile de s’en prendre au président de Rennes 2 qu’à celui de Rennes 1 ou au directeur de certaines grandes écoles qui pouvaient représenter aux yeux de mes agresseurs des ennemis plus objectifs que je ne l’était moi-même. Aujourd’hui je partage le rire final de l’auteur de ce texte que je persiste à trouver sympathique ! N’ayant jamais voulu demander à You-Tube qu’on retire du net la scène filmée par un portable, on me la renvoie de temps à autre, avec un sens totalement contraire à celui qu’elle avait à l’époque comme si on m’avait infligé ce désagrément parce que j’avais mal rempli ma fonction de président alors que c’était précisément parce que je l’avais trop bien rempli !
« Vanité, vanité, tout n’est que vanité » dit l’Ecclésiaste (cité par Saint-John Perse).. Rions.