Il y aurait parmi nous 100 000 personnes qui relèvent du statut des intermittents du spectacle. Si on ajoute, les autres acteurs du domaine culturel hors-statut (aspirants en défaut d’heures, CDD, CDI, fonctionnaires du ministère de la culture…), on obtient un nombre certainement considérable mais qui demeure curieusement inconnu. Il serait intéressant de le mettre en proportion des 27 millions d’actifs en France. Parmi les individus en âge de contribuer à l’effort national, un sur cinquante serait intermittent du spectacle, appelation qui relève de la gaudriole, véritable label rouge des charlots.

Cet état de fait crée autour de lui un véritable consensus. Il n’y a quasiment personne pour mettre en lumière les phénomènes pervers qu’il engendre et les abbérations qu’il contient. Seul Jean Baudrillard a timidement mis les pieds dans le plat au cours de l’été, engendrant dans de larges tribunes les foudres des professionnels de la profession. Il se trompe en diagnostiquant un dérapage involontaire du gouvernement et du MEDEF. Suite aux évènements du printemps, il arrange tout le monde que ce mouvement de saltimbanques devienne « le visage de la gauche ». Que toute l’agitation du mouvement social soit concentrée sur ceux qui ont en fait leur métier (et on sait comment) constitue une formidable entreprise de discrédit sur tous ceux qui contestent .

Il y a aussi une question que Baudrillard n’évoque pas. Une problématique liée au statut des intermittents est de savoir pourquoi tous les rejetons des classes moyennes et supérieures (les candidats au poste d’intermittent du spectacle ne font pas légion chez les enfants de prolétaires qui préfèrent embrasser via le sacrifice de leurs parents à l’usine des carrières d’ingénieur ou de commercial…) aspirent au statut désormais divin d’ « artiste ». Par cynisme ? Nous leur laissons le bénéfice du doute. Mais d’ailleurs, il faut croire qu’ils ne se sont vraisemblablement pas posés la question de savoir si une société uniquement composée de créatifs pouvait être sur-viable et par-là même assurer leur statut. Leur arrive-t-il d’imaginer qu’on gagne le smic pour produire des denrées indispensables quand 507 heures à produire du vide ou pire encore du diktat suffisent à assurer leur subsistance assez confortablement sur le dos des travailleurs et victimes spectateurs.

Toutefois, nos intermittents ont des circonstances atténuantes. Nous constatons avec enthousiasme que, quoi qu’ils en disent, leur exercice est surtout motivé par le dépit et constitue un intéressant rejet de l’actuelle société du travail. Il y a chez ces gens-là un refus certain d’une société qui ne leur offrent plus que des activités socialement inutiles voire nuisibles (commercial, marketing, chargé d’études, téléopérateurs…). D’autant plus, qu’ils peuvent constater chez leurs propres parents les effets nocifs de l’exercice d’une profession dépourvue de sens. Et plutôt que d’aller s’emmerder à des travaux ennuyeux qui ne peuvent donner l’impression de s’inscrire dans une démarche de progrès social et face à la sensation qu’il n’y a plus de changement révolutionnaire et collectif possible, ils se disent que, bon, finalement le mieux reste encore de se faire sponsoriser -après un passage dans une école spécialisée parfois privée- à jouer l’artiste-créateur-concepteur-bohème-intermittent comme seule base supportable d’activité et de rémunération. Tout ceci auréolé de l’actuel prestige de la création. Cette dernière sert d’excuse et de rachat dans le refus en soi légitime du travail , autorise le rejet dans l’ordre de la société bourgeoise. L’artiste évite ainsi d’être cantonné à la marginalité, épargne toute critique à cette société qui le fait vivre et la décore même pour les autres de façon autoritaire.

L’argument d’une disqualification de la culture, après disparition du statut, ne tient pas. Avec ou sans eux l’art et la culture sont et seront des marchandises. C’est même la marchandise par excellence. Quand au slogan « culture pour tous », il prête à rire ; on sait le succès qu’a remporté la même doctrine jusqu’à aujourd’hui, quels ont été ses animateurs (Eglise et PCF puis gauche sociale-démocrate). Rien aujourd’hui n’est plus banal que la culture, toute fréquentation des lieux d’excellence, fauchée ou non, convaint d’une banalisation qui n’est pas à faire. L’art n’est ni dangereux, ni unique puisqu’enseigné à l’école au même titre que les autres conditionnements. C’est le contraire d’une rupture mais un besoin comme la société marchande sait en inventer. Premièrement, la culture crée des phénomènes de distinction mais aussi calme les foules désormais initiées et complémente progressivement la fonction du stade.

L’état est face à un dilemne avec la question de l’art et de la culture. Parce que d’une part, ils lui rendent service de façon inavouable et pernicieuse. Comme dit Baudrillard, les évènements culturels se sont multipliés après les tentatives radicales révolutionnaires des années 70 en France, en Allemagne et en Italie. Mais plus encore, la vision érronée de l’art et de la culture diffusée par l’état, en tant que création de formes esthétiques sans fond par une minorité talentueuse, est responsables d’un détournement criminel, celui des masses laborieuses qu’on éloigne toujours plus d’une conception de l’art beaucoup plus subersive. La culture et l’art sont également utilisés à toutes les sauces pour nettoyer ce que l’état considère comme des tares urbaines. Il faut voir comment le centre Pompidou a servi d’excuse à la destruction des Halles et à son remplacement par un hypermarché. Il suffit de voir avec quelle détermination on installe des foyers d’artistes dans les derniers quartiers populaires de Paris et avec quelle fougue Delanoë investit 200 millions d’euros pour rénover et livrer les anciennes pompes funêbres aux artistes alors qu’à côté s’entassent des familles pauvres, parfois sans-papiers dans de petits logements insalubres avant d’être chassés en banlieue quand les bobos prendront la place, attiré par le putain de parfum de création qu’ils sentiront à proximité de ces foyers de pseudo-créateurs. Là où nos exploiteurs au pouvoir sont emmerdés c’est que le MEDEF ne comprend pas ces arguments pernicieux. De façon très comique, le gouvernement se retrouve alors déchiré entre un syndicat de patron peu finot qui pour notre plus grand plaisir n’a pas compris l’effet social devastateur de la culture et un état de fait où la culture n’a pas fini son travail d’épuration. Parce que dans la tête du pouvoir en place, consciemment ou inconsciemment, la culture et l’art, sous les formes que l’on connait, sont nécessairement amenés à disparaître à la fin du processus d’épuration engagé, quand tout sera nettoyé et quand d’autres définitions de l’art n’auront même plus la possibilité et la force d’émerger. Quand leur pseudo-art-culture aura fini le travail.

Quant à l’action de samedi dernier, nous sommes des plus perplexes. Comment un groupe a t’il pu se rendre dans un endroit désert et exentré sans se faire au préalable infiltré par des forces de sécurité ? Face à l’irruption sur le plateau, l’animateur est d’ailleurs encore moins surpris que les intermittents eux-mêmes qui en deviennent muet. Et quel effet au final ? Une audience accrue pour TF1 qui use de cet événement « inopiné » et qui permet de faire durer le suspens du jeu jusqu’à une heure très avancée. Quand au message passé aux millions de telespectateurs qui s’ennuient, nous sommes également sceptiques. Ils garderont le souvenir d’une minorité dans laquelle ils ne se reconnaissent pas (leurs problèmes étant d’une gravité nettement supérieure : précarité, chômage de longue durée, ennui d’une vie faite d’activités inutiles, réduction draconienne des avantages sociaux, habitats situés dans des zones à urbanisme inhumain). Une minorité qui prétend créer un autre spectacle d’une soi-disante meilleure qualité et qui pourtant, devant la France entière, n’a pas fait autre chose que de bafouiller avant une page de pub.

Et ce n’est pas être de droite que de dire cela. D’ailleurs, le rabachage permanent des petits soucis des agents de spectacle n’en finissent plus de discréditer une gauche qui n’en a pas besoin. Il est grand temps de commencer à s’interroger sérieusement sur la culture qu’on nous vend, qu’on nous impose et sur ce qu’elle contient. La culture et l’art s’ils ne doivent pas être des marchandises sont encore moins des professions.

Yves Besse, étudiant.
Jacques Bremond, intermittent.
Fortuné Sekou, graphiste.

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