Un enseignant de l’université très impliqué dans le mouvement de grève de mai-juin dernier, Bernard Mezzadri, se voit étrangement privé de l’un de ses cours par son UFR. Voici sa réponse (ce texte a circulé à la fac d’Avignon sous le titre « Obscurantisme et néo-maccarthysme : les cuistres montent au créneau » ) :
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« Je ne fais pas mystère de ma sympathie pour les censeurs. Je ressens une réelle affection pour ces personnages secrets et détestés » (Christian Petr [ancien Directeur de l’UFR Lettres], « Éloge de la censure », La Revue Commune, 1, 1996, p. 18).

« M. Provost se fait l’interprète du Conseil pour remercier C. Petr du travail accompli pendant les cinq années de son mandat : c’est en grande partie grâce à son action que se sont construites les relations avec les autres UFR et avec l’échelon central de l’Université, et qu’on a pu assister à la naissance d’une véritable communauté universitaire » (P.-V. du Conseil d’UFR Lettres et Sciences Humaines, 8 septembre 2003).

« Si l’université dans son ensemble et les enseignants chercheurs qui essaient de la faire tourner, vous déplaîsent rien ne vous empêche de chercher du travail ailleurs » (Bernard Pucci, membre du Conseil d’Administration, message personnel).

Samedi 20 septembre 2003

Chers Collègues,

Vous avez certainement lu le procès-verbal du Conseil de l’UFR Lettres et Sciences Humaines en date du 8 septembre : malgré l’absence de quorum, les rares présents (cinq au total, dont deux enseignants) se sont crus autorisés à statuer sur une question pédagogique. La décision, prise à l’unanimité, mérite quelques commentaires. Voici d’abord le texte :

Introduction à l’étude des religions :

M. Provost explique que les enseignants du département d’Histoire, qui ont été amenés à corriger les copies de cette option, ont constaté que son contenu ne répondait pas à la définition retenue à l’époque de sa création : dispenser, dans une perspective de culture générale, un minimum de connaissances sur les grandes religions ayant compté dans l’histoire du monde occidental.
Gaël Astier s’étonne que la correction ait été faite par les historiens : les étudiants n’ont pas été mis au courant. M. Provost rappelle que la décision a été prise en liaison avec la Présidence devant le refus de M. Mezzadri d’assurer les épreuves de juin : mention en a été faite au compte rendu du Conseil d’Administration du 10 juillet.
Le programme de l’option, aujourd’hui assurée par un seul enseignant de Latin, est trop étroit par rapport au projet initial. Le Département d’Histoire propose au vote du Conseil d’ouvrir à cette rentrée l’option Introduction à l’étude des religions selon les modalités suivantes : partage du volume horaire en quatre parties égales : introduction à l’Histoire du Judaïsme, du Catholicisme, de l’Islam, et du Protestantisme. Le ou les enseignants seront désignés par la commission de spécialistes d’Histoire.

Vote : favorable à l’unanimité.

On pourrait s’étonner d’apprendre que des historiens considèrent que les polythéismes de l’Antiquité gréco-romaine ne figurent pas parmi « les grandes religions » qui « ont compté dans l’histoire du monde occidental » (car l’Occident est le seul horizon d’étude, il va sans dire, et ses frontières sont la ligne Maginot de la vraie religion : les autres ne sont-ils pas toujours plus ou moins barbares, et donc exclus de facto de la « culture générale [sic] » ?) ; de fait, seuls le Catholicisme, le Judaïsme, l’Islam et le Protestantisme sont retenus dans le nouveau programme soumis au Conseil. Sans doute n’y a-t-il de « grande » religion que monothéiste… Belle illustration de l’ethnocentrisme borné d’une histoire toute pénétrée de l’idéologie cléricale et bourgeoise du XIXe siècle ! Il est vrai que l’Histoire est « représentée » en la circonstance par l’inénarrable Michel Provost, qui semble mettre un point d’honneur à souligner le vide que le départ de Jacques Chiffoleau a laissé à la tête de son Département.

Précisons d’abord que, si j’étais chargé de l’enseignement dont on veut aujourd’hui m’évincer (et qui ne dépendait pas du Département d’Histoire avant l’OPA du 8 septembre, même s’il pouvait être choisi comme option par les étudiants d’Histoire), ce n’est pas en tant que professeur de Latin, mais en tant que docteur de la Ve section de l’École Pratique des Hautes Études, celle des Sciences Religieuses. Je n’en suis pas moins conscient que ma compétence est loin de s’étendre à toutes les religions. Cela est si vrai que j’avais prévu, quand l’enseignement a été créé (le Directeur d’UFR m’avait alors laissé carte blanche), de compléter mes cours par des conférences de spécialistes d’autres domaines (Dimitri Meeks était venu parler de l’Égypte, Rémo Mugnaoni de la Mésopotamie, et des contacts étaient noués avec le Centre Paul-Albert Février d’Aix-en-Provence – dont j’étais membre – pour des interventions, sur les religions du Livre notamment). Si je me suis retrouvé seul pour assurer le module, c’est parce que l’UFR m’a fait savoir de but en blanc que nous n’avions plus de fonds pour recevoir des intervenants extérieurs (mon propre travail, relevant de mon service statutaire, ne coûte rien en heures complémentaires) ; la situation peut donc se résumer par le vigoureux proverbe corse : « Les assassins de mon père me reprochent d’être orphelin ». Je ne puis que me réjouir néanmoins de ce que nous ayons désormais les moyens nécessaires pour recruter des chargés de cours surnuméraires, ou de ce que les historiens disposent d’un excédent d’heures pour assurer cette option en sus de leurs enseignements.
En revanche, il est parfaitement exact que l’esprit de mon cours se situe aux antipodes de celui que révèle le bref résumé de l’intervention de Michel Provost. Ma démarche est à la fois anthropologique et critique, qui vise à faire saisir la spécificité des phénomènes religieux et leur variabilité historique et géographique, en d’autres termes leur relativité culturelle, à partir d’un thème transversal ; grâce à une méthode comparatiste (qu’exclut par définition la présentation successive et indépendante des « grandes » religions que veulent imposer les historiens par la voix de leur mentor), l’originalité de chaque système ressort avec la plus grande netteté, tout comme les relations singulières du discours religieux avec les autres types de pratiques symboliques. Il m’a ainsi paru intéressant de montrer comment la conception chrétienne du sacrifice, érigée en modèle absolu, risque de compromettre la compréhension de ce que l’on nomme sacrifice dans les autres sociétés, celles notamment de l’Antiquité (2002-2003, second semestre), comment un discours religieux peut se dissimuler sous les dehors de la scientificité (René Girard, 2002-2003, premier semestre), comment les religions négocient avec les autres procédures de gestion du surnaturel (magie, sorcellerie), de façon très différente dans le bocage normand contemporain, dans l’Antiquité classique, ou chez tel peuple « sans écriture » (2001-2002) ; comment un même phénomène (la possession diabolique, 2000-2001) est appréhendé par la religion officielle, par la tradition populaire, par les milieux sectaires, par la médecine ou la psychanalyse qui s’opposent et/ou se complètent… Bref, il s’agit d’élaborer une approche contrastive de chaque religion et de la définir par ses différences et similitudes avec d’autres religions et avec d’autres modes de discours. Chaque thème est donc en effet (relativement : on aura noté que les questions sont tout de même assez larges) limité – ce qu’impose aussi la semestrialisation si elle est respectée : les étudiants ne sont pas les mêmes au premier et au second semestre ; on dispose donc d’une douzaine de séances par question -, et il s’agit moins d’être exhaustif sur chacun que de choisir un angle d’attaque heuristiquement pertinent. Mais la démarche déployée sur l’un d’entre eux, si elle est assimilée – et elle l’est, les étudiants, souvent intéressés, prenant plaisir à voir fonctionner et à démonter eux-mêmes les mécanismes logiques sophistiqués qui sous-tendent les systèmes religieux, y compris ceux des « petites » religions -, est exportable, et fournit donc les outils intellectuels nécessaires à une compréhension personnelle des textes, documents et pratiques (et à une critique des interprétations traditionnelles, ce qui, il va sans dire, peut ne pas plaire à tout le monde). Nous sommes bien loin de la conception scolaire de la « culture générale » que vise l’enseignement voulu par les historiens : en consacrant un quart d’année universitaire à l’histoire du Judaïsme ou de l’Islam, du Catholicisme ou du Protestantisme, que pourra-t-on faire de mieux que donner un aperçu succinct et superficiel de ces immenses traditions ? Offrira-t-on mieux aux étudiants que ce qu’ils peuvent trouver dans une bonne encyclopédie ?
Il n’est pas surprenant dans ces conditions que ces historiens, peu aguerris aux méthodes nouvelles de l’anthropologie, et peu accoutumés à l’agilité intellectuelle et à la liberté d’esprit qu’exige le maniement de ses concepts théoriques raffinés, restent perplexes devant la problématique de cet enseignement. Qu’ils veuillent désormais interdire ce qu’ils ne comprennent pas – mais dont ils sentent confusément le danger pour leur confort intellectuel – plutôt que de remettre en cause leurs certitudes éculées est somme toute dans la logique des choses (il y a des précédents) : mais la communauté universitaire doit-elle les suivre, et priver de jeunes esprits, qui n’ont pas encore les œillères de leurs aînés, de l’accès à ces approches qui piquent leur curiosité comme le démontre sans ambiguïté l’importance des effectifs de ce cours optionnel ? L’étude des communautés humaines devra-t-elle à terme se cantonner à la classification des antiquités gauloises dans le cadre des frontières naturelles des départements français ?…
Au demeurant les jaunes historiens (ou les historiens jaunes) qui ont corrigé mes copies ne peuvent guère prétendre avoir ignoré auparavant le contenu de mes cours, dont les programmes sont largement diffusés afin que les étudiants puissent les choisir en connaissance de cause. C’est en fonction de ce contenu que ce cours avait été retenu parmi ceux que pouvaient choisir en option les étudiants d’Histoire ; il est vrai que le sémillant M. Provost n’avait pas encore alors accédé à son strapontin, que je n’avais pas encore dénoncé les falsifications de procès-verbaux d’examens dont ses amis politiques avaient fait une pratique courante, que je n’avais pas encore manifesté sur le terrain mon opposition à la casse du service public et à la mise sous tutelle du patronat et des politiciens locaux dont la loi Ferry menace les Universités.
Car la volonté de sanctionner un enseignant pour ses positions politiques et morales en l’interdisant de parole va bien sûr de pair avec l’hostilité que suscitent des cours idéologiquement incorrects : ce n’est pas un hasard si les censeurs se confondent avec les briseurs de grève ; il est évident que les projets de Luc Ferry de placer sous la coupe des élus et des patrons les établissements d’enseignement supérieur auraient pour conséquence la disparition de toutes les disciplines qui portent un regard critique sur le mode d’organisation sociale dont ces notables sont les promoteurs et les bénéficiaires ; M. Provost et ses amis sont à l’intérieur de nos murs les représentants patentés de cette idéologie qui vise à faire taire toute dissonance au profit d’une pensée unique et conformiste. Ils nous donnent un avant-goût de ce que sera l’Université d’Avignon si la politique de leurs maîtres s’impose.
Sans doute, confortée par l’aura de son instigateur, cette micro-croisade contre les infidèles et les libres-penseurs bénéficiera-t-elle comme toujours de l’approbation in petto ou ex cathedra du parti des veaux avignonnais, toujours enclins, quand retentissent des bruits de bottes, à accourir pour les lécher. Mais une collectivité universitaire qui consent ouvertement ou tacitement à ce genre de pratiques est-elle encore digne de ce nom ?

Bernard MEZZADRI