Se servir des médias dominants sans leur être asservis ?
Category: Global
Themes: Médias
Entre deux mobilisations sociales d’envergure ou de portée nationales, les syndicats et les associations sont confrontés aux impératifs et aux contraintes de la médiatisation dans trois dimensions de leur activité : actions, discussions, propositions. Les questions qu’elles soulèvent et que nous nous posons nous-mêmes méritent d’être relevées [1].
Actions – Les formes de lutte et de mise en forme des luttes sont indissociables de l’impact médiatique escompté, au point que les impératifs de médiatisation des conflits invitent souvent à adopter des formes d’actions et de représentation ajustées à la logique médiatique. Oui, mais à quel prix ? Comment éviter de substituer le spectacle à la mobilisation ? Comment éviter que l’ingéniosité dans l’invention des formes ne se substitue l’organisation des forces ?
Et dans le cours des mobilisations, comment tenir compte, sans la subir ni la surestimer, de la place désormais occupée par les médias de masse dans la conquête du soutien du plus grand nombre, sachant que la plupart de ces médias sont et seront, par leur orientation éditoriale, plus ou moins hostiles, mais sachant aussi qu’ils ne sont pas si puissants qu’on doive passer sous leurs fourches caudines sans rien pouvoir leur opposer ? Faut-il, dans l’espoir de conquérir les faveurs de l’ « opinion » recourir à une stratégie de la médiatisation à tout prix ? Tout semble montrer au contraire qu’une telle stratégie n’est nullement indispensable, comme l’a prouvé la campagne contre le Traité Constitutionnel Européen [2]. Pourquoi, dès lors, emprunter les raccourcis d’une médiatisation inconditionnelle et obsessionnelle ?
Débats – Les interventions dans les débats publics ne peuvent esquiver les formes médiatiques de ces débats. Mais à quel coût ? Comment éviter d’accréditer que les protagonistes du débat public se limitent aux seuls représentants, que seule importe la scène médiatique et que toutes les scènes médiatiques se valent ? Comment taire la nécessité pour le mouvement syndical et associatif de refuser les formes nouvelles de délégation aux porte-parole, de relégation de son propre espace démocratique, de transformation des débats en simples divertissements ?
Et dans le cours des mobilisations, comment éviter de subordonner l’espace de délibération et de décision démocratiques des acteurs mobilisés aux exigences d’une prétendue transparence médiatique, véritable droit d’ingérence permanent et sans contrepartie ? Ce droit d’ingérence se prévaut de la liberté d’informer. Une liberté d’informer si bien partagée que les conférences de rédaction sont largement ouvertes ! Une liberté de la presse si conquérante que les huis clos des conseils d’administration des grandes entreprises suscitent une indignation générale ! Mais il suffit que des salariés ou de étudiants mobilisés souhaitent se réserver le droit, par décision soumise au vote, de refuser l’accès aux journalistes, afin de pouvoir, eux aussi, débattre en toute liberté, et de n’informer les journalistes qu’une fois arrêtée une position collective, pour que la liberté de la presse soit déclarée en danger [3] Comme si la liberté d’informer n’était pas d’abord compromise, non par des exigences purement techniques, mais par des contraintes économiques et sociales qui n’ont rien d’intangible, mais qui pèsent sur le travail des journalistes ! Comme si l’invocation de la liberté de la presse pouvait dispenser d’un débat permanent sur la responsabilité sociale des journalistes ! Comme si celle-ci était la seule liberté, devant laquelle toutes les autres devaient s’incliner en toutes circonstances – à commencer par la liberté pour les mouvements sociaux de choisir eux-mêmes leurs porte-parole et de décider eux-mêmes les formes de débat les mieux adaptées à leurs exigences démocratiques.
Propositions – La présentation, sur la scène médiatique, de propositions alternatives aux « réformes » prétendument inévitables que les gouvernants tentent d’imposer est évidemment nécessaire. Mais avec quels résultats ? Comment imposer la prise en compte de leur existence sur une scène dominée par le consensus ? Comment éviter de se soumettre à la dilution médiatiquement orchestrée de la conflictualité démocratique dans l’alternative entre « blanc bonnet » et « bonnet beige » ?
A l’évidence, il est plus difficile qu’il n’y paraît de se servir des médias dominants sans céder à leur emprise, de se servir d’eux sans leur être asservis. Comment l’éviter ? A défaut de prescrire des solutions qu’il appartient aux acteurs des mobilisations, du mouvement syndical et associatif et d’élaborer eux-mêmes, au moins peut-on proposer quelques repères.
Entre la tentation de la désertion impuissante de l’espace médiatique et celle d’une occupation subalterne, la voie est d’autant plus étroite que « l’espace public plébéien » que Jürgen Habermas distinguait de « l’espace public bourgeois » [4] et qui, doté de ses propres médias était en mesure de contrecarrer l’omniprésence de médias dominants, est raréfié. Or telle est bien la priorité : le mouvement syndical et associatif a besoin de bâtir son propre espace d’expression, de débats, de conflictualité. Il y va de la construction symbolique des identités collectives, sans laquelle s’imposent des représentations (qui tentent de se faire passer pour de simples reflets) d’un prolétariat en voie de dissolution dans une immense classe moyenne, peuplée de purs individus. Il y va de la construction symbolique des problèmes sociaux, sans laquelle s’imposent les versions patronales et étatiques qui prétendent les résoudre sans l’intervention des acteurs collectifs. C’est donc de la reconstruction d’un espace public populaire et alternatif, doté de ses propres médias, que dépend largement la capacité du mouvement syndical et associatif d’intervenir dans l’espace médiatique dominant sans lui être assujetti. Et il le sera d’autant moins qu’il renoncera à une conception strictement instrumentale des rapports avec les médias de masse pour intégrer à sa stratégie une conception exigeante du droit à l’information.
Le droit à l’information repose sur un seul fondement : l’information est un bien public qui doit être accessible à tous et n’excepter aucun domaine de la vie économique, sociale et politique. L’exercice de ce droit ne consiste pas seulement dans le droit d’être informé, mais dans le droit d’informer que revendiquent les journalistes. Mais ceux-ci n’en ont, ni en droit ni en fait, le monopole. Le droit d’informer du mouvement syndical, en particulier, n’est pas moins légitime que le leur. Il n’existe aucune harmonie préétablie entre ces deux droits. Mieux : ces deux droits sont nécessairement en conflit. Revendiquer le pluralisme, c’est revendiquer ce conflit et refuser de se plier, sans contestation et à n’importe quelles conditions, aux exigences d’un ordre médiatique qui mutile la vie démocratique dont il se prétend le garant. C’est traiter l’information comme l’enjeu d’un combat toujours renouvelé. C’est inscrire à l’ordre du jour du mouvement syndical et associatif dans son ensemble projets et mobilisations en faveur d’une appropriation démocratique des médias.
Mais pour que ces projets ne restent pas de simples chiffons de papier, ils doivent fleurir dans l’air toujours agité d’une contestation qui ne transige pas sur l’essentiel sous prétexte de préserver les quelques strapontins réservés aux acteurs collectifs. De la permanence de cette contestation dépendent l’intensité des mobilisations nécessaires et la profondeur des transformations souhaitables.
Henri Maler et Mathias Reymond pour Acrimed
_________________________________________________
[1] La suite : d’après Henri Maler, « La critique des médias et le mouvement syndical », Nouveaux Regards n°33, avril-juin 2006.
[2] Henri Maler et Antoine Schwartz pour Acrimed, Médias en campagne, Paris, Syllepse, 2006.
[3] Arnaud Rindel et Antoine Schwartz, « Médias casse-toi ! »
[4] Jürgen Habermas, L’espace public, Paris, Payot, 1993.
Comments
Comments are moderated a priori.Leave a Comment