Oaxaca: petit precis utile historique de fonctionnement
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Bien le bonjour,
Le Conseil « estatal » de l’Assemblée des peuples d’Oaxaca continue son chemin, les commissions arrivent à se réunir en prenant quelques
précautions élémentaires. Comme vous avez dû le savoir, le Conseil pour la Vallée centrale s’est réuni dans la nuit du 12 décembre en session plénière ; au cours de cette réunion, de nouvelles actions de protestation ont été décidées en vue de la destitution du gouverneur honni, le départ de la Police fédérale préventive et la libération « des prisonniers politiques et de conscience ». Faisant preuve d’une grande imagination, le Conseil a décidé une nouvelle manifestation pour dimanche prochain à laquelle participera la COMO (Coordinadora de Mujeres Oaxaqueñas Primero de Agosto). Cette manifestation partira de la fontaine des Sept-Régions pour se rendre à la place de la Danza. En général, les femmes d’Oaxaca, « las cacerolas » qui ont pris le siège de la radiotélévision locale Canal 9 le 1er août, ont des idées, je me souviens que, lors d’une manifestation de rejet de la police fédérale accusée de violence sexuelle, elles avaient levé des miroirs face à la rangée de flics afin qu’ils puissent se voir, et lire, écrit sur les miroirs : « violadores ». Cette fois, elles parlent de s’enchaîner et de se bâillonner. Cela dit, cette succession de manifestations est importante, c’est une façon de maintenir en ces moments difficiles l’unité du mouvement et la mobilisation des esprits en vue des
échéances à atteindre. Hier, vendredi 15, ce sont les étudiants qui ont manifesté avec les familles des disparus et des prisonniers, ils ont surpris la PFP, qui dut prendre des mesures de protection dans la précipitation quand ils sont passés à proximité du zócalo.
Durant cette session, les conseillers ont aussi résolu de se joindre à la
grande mobilisation convoquée par les zapatistes le 22 décembre prochain
pour le neuvième anniversaire du massacre d’Acteal, avec des
manifestations dans les principales villes de l’Etat et dans la capitale.
« Il y a toujours un état d’exception de fait afin d’intimider le peuple et
qu’il s’écarte du mouvement », précise le porte-parole de l’APPO et il
souligne que « la lutte du peuple » va bien au-delà des objectifs immédiats
mis en avant au cours des manifestations publiques et qu’elle poursuit une
profonde transformation de la vie sociale et politique de l’Etat à travers
une nouvelle constitution. 150 membres sur plus de 200 ont participé à ce
Conseil « estatal » de l’APPO. J’ajouterai à ce court exposé sur l’activité
du Conseil que la plupart de nos amis de la Coalition des maîtres d’école
indigène, de l’Autre Campagne et des barricades sont surtout occupés à
défendre les prisonniers, à soutenir les familles et à échapper aux flics.
La réponse à la répression n’est pas un retour au « chacun pour soi » comme
l’espérait l’Etat, mais une réponse collective. Pendant un moment, nous
avons pu croire que certaines familles, d’obédience priiste par exemple,
allaient faire bande à part et chercher à négocier la liberté de leurs
prisonniers avec le gouvernement en se dédouanant sur le dos des autres.
Ce ne fut pas le cas, la défense reste collective et l’expression de la
solidarité de tous.
Je viens d’apprendre que 43 prisonniers de Nayarit viennent d’être libérés
sous caution, de manière tout aussi arbitraire que celle qui avait présidé
à leur enfermement ; personne ne sait ici qui a bien pu payer la caution.
Le syndicat de l’éducation nationale ? Le fait du prince ? Et les autres ?
Mesure d’apaisement ou de division ? Je pencherai pour la seconde
hypothèse : quand les familles ont appris la nouvelle cet après-midi,
certaines ont crié leur joie, d’autres leur désespoir, toujours le fait du
prince. Les gens sont arrêtés sur décisions supérieures, les accusations
ayant été préfabriquées de longue date, ils plongent alors dans les
méandres kafkaïens d’une justice aux ordres et les procès vont pendant des
années s’enliser, s’engloutir dans les sables mouvants de l’impuissance
jusqu’au moment où l’Etat, lassé par le bruit, décidera de leur sort.
C’est ce qui s’est passé pour les torturés de Loxicha, ce qui se passe
pour les suppliciés d’Atenco et maintenant pour ceux d’Oaxaca. La passion,
la frénésie avec laquelle les Mexicains se lancent tête baissée dans le
juridique tout en sachant au fond d’eux-mêmes toute la vanité de leurs
efforts insensés me surprendra toujours. C’est la passion pour le juste,
une soif de justice qui est d’autant plus forte qu’elle n’est jamais
étanchée. Aux dernières nouvelles, Ulises Ruiz aurait négocié avec Rueda
Pacheco, du comité « estatal » de la section 22 du syndicat enseignant, la
libération des maîtres d’école ; en effet, pratiquement tous les instits
vont retrouver la liberté, 17 sur 22, il manque à l’appel tout de même un
maître d’école et trois éducatrices indiennes. Le comité directeur du
syndicat cherche à apaiser sa base, qui est particulièrement remontée
contre lui, et le gouverneur ne veut pas se retrouver avec une nouvelle
grève du corps enseignant sur les bras au moment où la police fédérale se
retire du centre-ville pour laisser la place aux touristes, Oaxaca est
très prisée, l’hiver, par les touristes nord-américains.
Je reviens de la manif des femmes. Le lieu de rendez-vous était bourré de
flics. On nous a fait remarqué que c’étaient des flics ministériels
déguisés en policiers fédéraux : « Regarde, certains ont des moustaches,
d’autres une panse qui déborde du ceinturon, ce n’est pas le corps
d’élite, bien entraîné de la PFP ! » Je crois bien qu’ils ont raison. Pour
les premières au rendez-vous, ce déploiement de force est impressionnant
et il faut un certain courage pour rester à l’ombre et attendre l’arrivée
des autres afin que le nombre fasse une masse plus compacte à opposer à
cette présence dissuasive. Ils sont venus pour protéger, je pense, la
fontaine des Sept-Régions restaurée et enlaidie par le gouverneur.
Finalement, nous marchons jusqu’au parc Madero à la sortie de la ville en
direction de Mexico. Là, nous attendons l’arrivée des 43 prisonniers
récemment libérés. L’attente est longue sous le soleil de midi, mais, ici,
les gens ont la patience du Grand Sud. Ils ont fait venir une troupe de
musiciens pour accueillir les ex-détenus. La « banda » joue par
intermittence et sans grande conviction, les heures passent et rien à
l’horizon, les musiciens, qui ont rempli leur contrat et ont d’autres
échéances, partent, on tente de les retenir, de les convaincre de rester,
en vain, ils se sauvent, il ne reste que le trombone, son instrument est
trop lourd pour qu’il puisse prendre la fuite, les autres sont déjà loin,
il n’y a rien à faire… et c’est à ce moment qu’arrivent les cars tant
attendus. Il n’y a pas de musique, qu’importe, nous allons chanter et
c’est en chantant en chœur (« Vence-re-mos! Vence-re-mos, al Estado
sabremos vencer, vence-re-mos, vence-re-mos… a luchar, a luchar… el
campesinos, maestros, obreros, la mujer de la casa también todos juntos a
luchar, a luchar! »), et sous les applaudissements, que la foule accueille
les déportés. C’est un moment de grande émotion, cette effusion collective
à cœur et bras ouverts.
La prochaine échéance importante à mon sens sera la convocation de
l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca. Elle ne se fera pas dans
l’immédiat, je pense ; d’une part, à la suite de la bataille du 25, une
reconstitution silencieuse des forces est nécessaire ; d’autre part, cette
assemblée plénière des peuples devrait être l’aboutissement des assemblées
communales et régionales, qui devraient se tenir successivement dans tout
l’Etat d’Oaxaca.
C’est le moment de reprendre notre souffle et d’analyser entre mythe et
réalité les lignes de force de cette « Commune d’Oaxaca ». Tenter de donner
une signification à un ensemble d’événements, c’est déjà interpréter la
réalité. La différence entre le travail d’un historien et le mythe tient à
peu de chose. Le mythe comme le travail de l’historien est « un discours
qui révèle le réel », pour reprendre une définition de Hegel sur le mythe.
Seulement alors que le travail de l’historien reste l’expression d’une
pensée individuelle, ce qu’on appelle une thèse, le mythe est l’expression
d’une pensée collective, c’est le sens attribué collectivement, après
coup, à un événement historique, qui apparaît alors comme un événement
civilisateur, marquant un point de départ. Le mythe est la « vérité » de
l’histoire, du moins la vérité qu’en tire un groupe social, une communauté
de pensée. Quand, le 2 novembre, la locutrice de la radio universitaire,
la docteur Bertha dite Escopeta, nous appelait à venir défendre la radio,
elle nous engageait clairement à entrer dans l’histoire, autant dire dans
le mythe : « C’est une journée historique, ne restez pas chez vous, venez
défendre votre radio, entrez dans l’histoire, c’est un moment historique
que nous vivons, ne restez pas à la maison… » Et, dans un certain sens,
elle avait raison, la victoire du 2 novembre des habitants d’Oaxaca sur
les forces fédérales va marquer les esprits et son souvenir alimenter la
légende de la « Commune d’Oaxaca ».
« C’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était
ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiative
sociale, même pour la grande masse de la classe moyenne de Paris,
boutiquiers, commerçants, négociants – les riches capitalistes étaient les
seuls exceptés […] La grande mesure sociale de la Commune, ce furent sa
propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient
qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. » Cette
réflexion de Marx au sujet de la Commune de Paris (cf. « La Guerre civile
en France ») peut nous aider à mieux cerner les caractères de la Commune
d’Oaxaca. Disons tout de suite que la mesure sociale de la Commune
d’Oaxaca, comme pour celle de Paris, est sa propre existence. C’est par
son propre développement, en imposant son propre style de relations, sa
cosmovision, par le rôle majeur et déterminant que tient l’assemblée, que
la Commune parvient ou peut parvenir à transformer en profondeur toute la
vie politique et sociale : « Nous avons la mission d’accomplir la
révolution moderne la plus large et la plus féconde de toutes celles qui
ont illuminé l’histoire », disaient déjà les partisans de la Commune de
Paris. Toutes les deux sont ennemies de la guerre civile et cherchent à
l’éviter. Dans les deux cas, les femmes ne sont pas exclues et participent
à égalité avec la gente masculine à la construction d’une nouvelle
organisation sociale, tout en ayant leur propre association : l’Union des
femmes pour la défense de Paris et le secours aux blessés, d’un côté ; la
Coordinadora de Mujeres Oaxaqueñas Primero de Agosto, de l’autre.
Deux différences importantes. Première différence : la Commune de Paris a
réellement gouverné la capitale et c’est en tant que gouvernement légitime
issu du peuple de Paris, des comités de quartiers et d’arrondissements,
qu’elle s’est opposée au gouvernement versaillais, rien de tel ici, à
Oaxaca, où elle est restée un mouvement d’opposition exigeant la
destitution du gouverneur, ce qui supposait de nouvelles élections, sans
chercher à se substituer à lui en tant que nouveau gouvernement de l’Etat
d’Oaxaca. En empêchant Ulises Ruiz de gouverner, elle a créé un vide, elle
a organisé une vacance du pouvoir, ce qu’on a appelé la disparition des
pouvoirs. C’est cette disparition qu’elle cherchait à faire reconnaître
par l’Etat central, sans y réussir. Elle n’a pas cherché à remplir ce
vide. Cependant, elle n’allait pas en rester là et elle n’en reste pas là.
Du fait de son mode d’organisation, la Commune d’Oaxaca est porteuse d’un
projet politique et social, elle appelle à une Constituante pour
l’élaboration d’un nouveau contrat social. En fin de compte, elle se
présente aux yeux de la société comme un commencement, comme le point de
départ d’un dialogue entre les différents secteurs pour une nouvelle
constitution, qui reconnaîtrait, par exemple, l’assemblée communautaire
comme l’élément fondateur de la vie politique.
Deuxième différence : le monde ouvrier, bien présent à travers les
sections de l’Internationale, les chambres syndicales et les coopératives
dans la Commune de Paris, brille par son absence dans la Commune d’Oaxaca.
Les catégories sociales dont parle Karl Marx sont présentes, boutiquiers,
petits commerçants, artisans, maçons, menuisiers, mécaniciens, manœuvres,
journaliers, portefaix, musiciens, serruriers, tout le monde des petits
métiers, qui constitue la population des colonies et des quartiers
pauvres, participent ou ont participé à divers degrés à ce mouvement
social, mais pas les ouvriers conscients d’appartenir à une classe
particulière, disons le prolétariat, travaillant dans les mines,
l’industrie et les manufactures. Il y a bien hors de la ville ce que le
gouvernement nomme pompeusement une zone industrielle où se trouvent
quelques maquiladoras, les syndicats y sont bannis et, à ma connaissance,
les gens qui y travaillent ne se sont jamais manifestés à l’assemblée
comme travailleurs ou travailleuses organisés, s’ils ont pu un jour faire
partie de l’APPO. Il y a bien, comme dans la France du XIXe siècle un
exode important des campagnes, mais c’est pour aller travailler dans le
pays voisin ou dans les plantations de tomates de Sonora, ou pour venir
dans la ville exercer les petits métiers cités plus haut. En aucun cas,
nous pouvons dire au sujet d’Oaxaca ce qu’écrit Marx au sujet de Paris,
que « c’était la première révolution dans laquelle la classe ouvrière était
ouvertement reconnue comme la seule qui fût encore capable d’initiative
sociale ». Si les habitants des colonies ont pu jouer un rôle important,
c’est surtout comme communauté de voisinage, et non en tant qu’ouvriers
organisés.
Deux groupes sociaux jouent (ont joué et vont jouer) un rôle déterminant
dans l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca : le corps enseignant et
le monde indigène. Comme vous avez pu vous en rendre compte, le courant
passe difficilement entre les deux, en général les communautés
villageoises reprochent aux maîtres d’école le fait de participer très peu
à la vie sociale du village. Souvent, il y a eu, au cours du mouvement,
mésentente entre la population et les enseignants, et la raison en est
très simple : les maîtres d’école ont dédaigné aviser de leur lutte les
habitants du village. « A travers la rumeur, nous avons eu connaissance des
problèmes avec le gouvernement, mais les éducateurs n’ont pas eu la
courtoisie de nous dire en assemblée comment se présentait l’affaire », dit
un habitant de la région mixtèque. Cet hiatus, nous l’avons ressenti aussi
dans la ville même, où la communication passait mal non seulement entre
les enseignants et une partie de l’assemblée mais aussi entre l’APPO,
dominée par le corps enseignant, et les colonies, les quartiers et les
barricades, au point d’ailleurs où certains jeunes des barricades ont
failli rompre avec l’assemblée. Pas toujours, il faut aussi signaler que
dans certaines municipalités ou colonies le lien était étroit et très fort
entre les maîtres d’école, les parents d’élèves et la municipalité, ce
sont dans ces communes ou dans ces quartiers que le mouvement populaire
était, et reste, le plus puissant. Revenons à ces deux pôles de
l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca et commençons par le corps
enseignant, qui a fourni ce que j’appellerai les cadres politiques de
l’APPO.
Le Syndicat national des travailleurs de l’éducation (SNTE) a été fondé en
1943 et il est divisé en 58 sections (il y a des Etats qui ont deux
sections comme l’Etat du Chiapas, la section 7 et la section 40). La
section 22 correspond à l’Etat d’Oaxaca. Le syndicat, comme tous les
syndicats mexicains, est contrôlé au niveau national par le Parti
révolutionnaire institutionnel qui était, il y a peu le parti d’Etat, ou
parti unique. Par exemple, Esther Gordillo, l’actuelle secrétaire
nationale, a été placée à la tête du SNTE par le président de la
République, Salinas de Gortari en 1989, elle y est encore. En 1979 est
apparu au sein du SNTE un courant démocratique critique de la bureaucratie
syndicale restée entièrement sous la coupe du parti d’Etat. Ce courant est
apparu pour la première fois au Chiapas en décembre 1979 où il est resté
minoritaire, il a un nom, c’est la Coordination nationale des travailleurs
de l’éducation – Coordinadora Nacional de los Trabajadores de la Educación
– ou CNTE. Elle est minoritaire au Guerrero, Michoacán, District fédéral,
pratiquement inexistante ailleurs. Elle est majoritaire dans un seul Etat,
celui d’Oaxaca. Cette tendance, après une lutte féroce contre la
bureaucratie avec son cortège d’assassinats, de grèves et de répressions
sanglantes, a pris le contrôle de la section 22 en 1982. Elle a glissé sa
propre organisation à l’intérieur du SNTE et elle a en quelque sorte
inversé le sens des prises de décision. A la base se trouvent les
délégations (plus de 40 personnes) et les centres de travail (moins de 40
personnes) en fonction de la concentration des écoles ; il y a 570
délégations et plus de 200 centres de travail. Les délégations et les
centres de travail désignent leurs délégués, deux par délégation et un par
centre de travail, qui formeront les comités ou coordinadoras de secteur
(37) et de régions (7), ils sont désignés pour deux ans et continuent à
travailler. L’assemblée générale des travailleurs de l’éducation a lieu
chaque mois, c’est l’organe suprême, c’est elle qui désigne les membres de
la direction collective ou comité « estatal » chargés de l’application des
décisions prises en assemblée et de coordonner à travers les comités de
région et de secteur les plans d’action. Les membres du comité au niveau
de l’Etat sont des permanents nommés pour trois ans. C’est à ce niveau que
le bât blesse actuellement, puisque les permanents comme Rueda Pacheco
semblent agir à leur guise, pour un intérêt étranger à la volonté de
l’ensemble, ils ont réussi à falsifier les votes et à manipuler les gens,
provoquant une colère qui n’attend que la prochaine assemblée pour
s’exprimer. Ce n’est pas nouveau, depuis quelques années déjà s’était peu
à peu reconstituée une bureaucratie syndicale qui, avec l’aide des partis
politiques, cherchait à prendre le contrôle de la section 22. C’est le
comité « estatal » qui doit convoquer tous les mois l’assemblée et pour
l’instant, sachant ce qui l’attend, il en repousse indéfiniment
l’échéance.
L’APPO est calquée en grande partie sur l’organisation de la section 22,
elle a eu la sagesse de former un conseil, el Consejo estatal, comme
direction collective (plutôt qu’un comité directeur) dont les membres sont
bénévoles et nommés pour deux ans (plutôt que salariés et nommés pour
trois ans), ajoutons que les conseillers sont révocables à tout instant
par l’assemblée s’ils accomplissent de travers la mission qui leur a été
confiée. Cela dit, le problème qui est apparu au sein du syndicat
enseignant ne disparaîtra pas pour autant au sein de l’APPO, c’est à
l’assemblée à se montrer vigilante quant au choix de ses délégués. Pour
l’instant, la grande partie des conseillers, sous diverses casquettes,
délégués de quartiers, de groupes politiques et d’associations civiles, de
municipalités, en plus des quarante sièges qui ont été réservés à la
section syndicale, sont membres du corps enseignant, ce sont eux, avec les
militants des différentes organisations politiques et civiles (le PRD et
Flavio Sosa, par exemple), qui leur sont assez proches en pensée, qui
forment le corps politique de l’APPO. La plupart sont issus de la gauche
traditionnelle marxiste-léniniste avec une grande expérience de la lutte
syndicale et fort jaloux de la démocratie assembléiste à laquelle ils
étaient parvenus. Pourtant, leur formation intellectuelle et politique,
l’idéologie qui les anime, les a parfois éloignés de la vie sociale
proprement dite des quartiers, des colonies et des communautés. Ils
luttent pour ce qu’ils appellent d’un terme générique « le peuple », pour
« un gouvernement du peuple par le peuple », disent-ils, tout en éprouvant
quelques difficultés de communication avec ce fameux peuple, dont ils se
sont trouvés, par la force des circonstances et de l’idéologie, séparés.
Pour l’Etat, ils représentent la partie visible et la mieux connue de
l’APPO ; fils rebelles et prodigues de l’Etat, ils sont en première ligne
et forment les cibles privilégiées de la répression et du châtiment.
Pour Ulises Ruiz et ses comparses de l’Etat fédéral, dont Esther Gordillo,
la section 22 du syndicat des enseignants reste l’ennemi à abattre,
l’ennemi déclaré, l’ennemi numéro 1, et ils cherchent par tous les moyens
à la défaire, à rompre l’unité qui faisait sa force, à y apporter la
division. Rappelons pour mémoire que la section Oaxaca compte 70 000
adhérents et que l’assemblée a un pouvoir de convocation et de
mobilisation exceptionnel. Le jeu ambigu des dirigeants aide le
gouvernement d’Ulises Ruiz dans sa tâche de démolition. Un coup de force,
en quelque sorte un coup d’Etat, se prépare au sein de la section 22 ; il
est désormais urgent pour le pouvoir de reprendre le contrôle de cette
section syndicale avec l’appui des permanents du comité directeur :
« Ont-ils été menacés ? Ont-ils été achetés ? Ou les deux à la fois ? »
s’interrogeait dernièrement un syndicaliste de base. C’est dans cette
perspective d’un coup de force du pouvoir qu’il faut comprendre la
non-convocation de l’assemblée des syndiqués et la libération récente de
17 instits négociée avec Ulises Ruiz. Défaire le syndicat, c’est aussi
rompre l’unité, à l’intérieur de l’APPO, entre les maîtres d’école et le
reste de la population. Une première tentative de division avait eu lieu,
on s’en souvient, avec la reprise des classes votée d’une façon suspecte
fin octobre. Cette première division avait été surmontée grâce à la
population et à l’attitude de certaines délégations qui, contre l’avis du
comité central, avaient poursuivi la grève et l’occupation de Santo
Domingo. Nous sommes face à une deuxième tentative de trahison. Affaire à
suivre, donc.
Pourtant, ce puissant mouvement social, parti d’un soutien apporté par la
population à la lutte des maîtres d’école, bouleverse bien des données ;
dans le feu du débat et de la critique effective d’un monde, des
positions, que l’on croyait immuables, sont en train de changer. Dans le
cours de ce mouvement est apparu un acteur omniprésent et pourtant
difficilement saisissable dans les termes convenus et rigides de
l’idéologie, la population pauvre de la ville et de l’ensemble de la
région. C’est elle qui a résisté à l’avancée des troupes fédérales, qui a
protégé la radio universitaire avec un courage et une détermination
admirable, c’est elle qui est descendue dans les rues pour manifester dans
les moments difficiles son rejet d’un état d’exception et son soutien aux
maîtres d’école puis à l’APPO, c’est elle enfin qui s’est organisée autour
des barricades, établissant des tours de garde, faisant la cuisine,
apportant le café dans les heures froides de la nuit ; les « chavos bandas »
y côtoyaient l’étudiant ; l’institutrice, le maçon ou le charpentier ; les
mères de famille, le casseur. Cette population pouvait paraître
hétéroclite, elle ne l’est pas, un dénominateur commun unissait tous ces
gens, l’attachement à un savoir-vivre. C’était sans doute la même
population qui se trouvait sur les barricades de la Commune de Paris,
attachée, elle aussi, à un savoir-vivre, qui avait ses racines dans les
traditions ancestrales des peuples originaires. Les colonies qui ont
soutenu le plus fort des combats furent celles où la proportion des
immigrés indigènes, Zapotèques, Mixtèques, Mixes, Triquis, était la plus
forte.
Au début, cette population n’était pas présente ni représentée, dans
l’APPO. Quand l’Assemblée du peuple d’Oaxaca fut créée, le 20 juin, elle
n’avait d’autre fonction que celle d’appuyer la lutte des enseignants.
Elle était surtout composée des formations politiques issues d’un même
courant de pensée (marxiste-léniniste) auxquelles se sont incorporés par
la suite des dirigeants de diverses organisations. L’APPO se présentait
alors comme une coalition de dirigeants sociaux et politiques articulée
par un comité provisoire de 30 personnes. Peu à peu, au cours des mois qui
suivirent, sous la poussée de cette base sociale, cette partie immergée de
l’iceberg, une mutation a commencé à se produire. Après avoir hésité, les
peuples indiens de la Sierra Norte ont décidé de participer à l’assemblée
au cours du congrès constituant des 10, 11, 12 et 13 novembre.
Actuellement, les conseillers continuent à se rencontrer et à se réunir au
niveau local et régional. Dans la région de Villa Alta, par exemple, au
cœur de la montagne Juarez, les habitants ont décidé de fermer la
délégation gouvernementale de la commune de Lachirioag, ils ont poursuivi
et chassé le fonctionnaire du gouvernement. Un ami, qui a dû se réfugier
quelque temps dans les cañadas, m’a rapporté que la résistance restait
très forte dans bien des villages. C’est un travail de l’ombre, qui
inquiète le gouvernement, il a bien l’intuition que tout un pan du
mouvement échappe à sa vigilance, il a dû tout dernièrement arrêter trois
membres de l’APPO, leur poser des questions sous la torture pour tenter de
savoir ce qui se passe, pour ensuite les relâcher. Ce travail de l’ombre
échappe aussi en partie aux militants d’extrême gauche qui, de leur côté,
sont amenés à prendre des initiatives au nom de l’APPO sans toujours
rendre des comptes. Le 27 décembre aura lieu une assemblée plénière à
l’échelle de l’Etat d’Oaxaca du Conseil, nous n’y verrons sans doute pas
plus clair. Je pense que l’Assemblée populaire des peuples comme le
Conseil sont des instruments d’unification des luttes sociales, cette
unification ne va pas se faire du jour au lendemain, mais l’outil est là
ainsi que la volonté de s’en servir. La société est bien consciente de la
faillite d’un système, elle se rend compte de la dégradation de ses
conditions de vie, de l’épuisement des formes traditionnelles de
résistance et de la nécessité où elle se trouve d’inventer d’autres voies
de survie.
Oaxaca, le 19 décembre 2006.
George Lapierre
publié par GEORGES LAPIERRE relayé par: Les Amis du Négatif à l’Oeuvre/nosotros.incontrolados publié dans : actualites
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