J’ai vu la nuit dernière le film « The constant Gardener », 2005, tiré du roman éponyme de John Le Carré, l’histoire d’une femme qui enquête sur des tests de médicaments réalisés sur des populations non consentantes, et qui se fait dessouder. Je n’en dis pas plus, pour ne pas éventer l’intrigue…
Je voulais faire un petit compte-rendu pour une copine, et dire un peu de bien de ce film pour le sujet qu’il traite, mais je me rends compte après farfouille que ça va être plus difficile que prévu d’être gentil.

In vivo, In Africo

Ce film traite un sujet rare. Effectivement, ce genre de manoeuvres, d’obtention de consentement factice et d’administration de médocs non autorisés en test in vivo existent. Toutefois, ça ne date pas d’hier, de faire passer le gain avant la santé des gens : dès les 70’s, Nestlé avait habillé des marchandes en infirmières pour passer ses produits, et encouragé les substitutions de leurs produits à l’allaitement maternel, notamment des laits en poudre nécessitant de l’eau dans des pays ayant de graves problèmes sanitaires. Du grand art [1].

Source : St Laurence Univ., NY, USA http://it.stlawu.edu/~advertiz/andrew/nestle.htm

L’horreur, par contre, nous prend au visage quand on sait que ça continue.
Voici, dans la continuité du film, quelques exemples très récents de tests illégaux sur cobayes humains noirs

– tests de la Névirapine sur des mamans et leurs nourrissons en Ouganda par GlaxoSmithKline [2]

– tests du Trovan sur des enfants au Nigeria par Pfizer [3]

– tests du Ténofovir, sur des prostituées de Douala, au Cameroun, par l’ONG US Family Health Int. [4]

Ça rappellerait presque les douces heures du « docteur La Mort » sud africain Wouter Bassoun, qui dirigeait les programmes biochimiques contre la population noire durant l’apartheid [5].

Alors on nous abreuve de mots sur l’Afrique, la journée mondiale du SIDA, la misère lors des JT de 20h, mais la critique des comportements criminalo-lucratifs des big pharmas y est très édulcorée. C’est bien qu’un film comme celui-là pointe de temps en temps, même mollement.
Il était temps.

Très écolo, l’Afrique recycle

On voit aussi Pete Postlethwaite, l’acteur qui joue le Dr Lorbeer, affirmer qu’une grande partie des médocs qui arrivent sont périmés. Il a raison, c’est vrai. Je l’ai moi-même vu en Guinée et au Mali il y a 5 ans. C’est assez logique : l’industrie pharmaceutique, comme toute industrie performante, ne fait rien de gratos, même en France [6] : les clopes non estampillées « fumer tue » ou « nuit à la santé», par exemple, sont écoulées en Afrique. J’ai vu des fatras de « poubelles », ordinateurs inutilisables, ramassis de saloperies, vélos cassés, tables et chaises en formica, skis nautiques hors d’usage, donnés par de généreux Conseils Généraux à grands coups de containers onéreux, au nom de la Coopération Décentralisée – celle de Guinée 44 pour laquelle je bossais, entre Loire Atlantique et la région de Kindia en Guinée-Conakry pour être précis [7]. À l’ouverture du container, les édiles blancs, et les nervis locaux ou l’inverse font une belle photo, et tout le monde est ravi, sauf ceux qui se rendent compte que ces ordis vont être jetés en forêt, que les tables en formica vont se gondoler à la première pluie et que les chaises qui auraient pu être faites localement grèvent le marché local.

Des versions plus molles de ce genre de « commisération durable » se trouvent d’ailleurs localement. Exemple récent : l’opération grenobloise du type Repérages « Donnez vos vieux vélos » pour le Burkina ! Ben oui, le burkinabé se contente de vieux vélos, de peu, de médiocre, il est très bricoleur, et mon dieu, quel sens du rythme [8]. Grrrr. Mieux vaudrait demander à la mairie grenobloise d’arrêter de coopérer avec le bandit Compaoré, le maire de Ouagadougou.
Bref, là encore, le film est relativement juste.

Pim, Pam, Poum

Et voilà que ça se fissure.

Mon copain nikoteen m’écrit ce matin pour me dire que bon, ce film est affreusement larmoyant (cf plus loin) mais que, plus grave, dans le générique, au cinoche, il a vu un appel à don pour une ONG américaine, dont le logo a été bombardé tout le film. Problème, il ne se rappelle plus laquelle.

Ok, je me dis que ce doit être HRC : on voit Postlethwaite porter une casquette avec un signe « égal » jaune au milieu d’un carré bleu, logo d’Human Rights Campain (HRC), une des plus importantes organisations US pour la défense des droits des Homo-bi-trans (mais très légaliste, avec des représentants au Congrès, soutien à Clinton dans les 90’s, etc.). Je regarde donc le générique pour vérifier, mais aucun appel au don. Il semble que si nikoteen n’a pas rêvé, cet appel au don soit réservé aux versions cinéma. Niko me dit alors « regarde les caisses qu’ils balancent du haut de l’avion au Soudan, c’est écrit dessus ».

Alors on se met à enquêter, dans le film puis sur le Net, restant en lien par téléphone. Et que trouve-t-on ?

Que l’ONG en question est en fait gouvernementale, qui plus est supra-gouvernementale puisque c’est le WFP, World Food Program, en français Programme Alimentaire Mondial, le fameux PAM. Et qu’est-ce que le PAM ? Une branche… tenez-vous bien.. de l’ONU ! Eh oui, l’ONU, cet organisme bouffi de pognon qui fait des appels aux dons. On se pince pour ne pas rêver. Les pays mais aussi les donateurs privés peuvent donner (total 2005, 2,8 milliards de $). On trouve que le PAM a fait de tels appels en fin de film dans plusieurs dizaines de pays.

C’est là que pour moi le film s’écroule. L’ONU, n’oublions pas que :

– c’est non démocratique (cinq membres permanents parce que plus riches, c’est presque irréel)

– c’est un outil de négociation entre états souverains

– ça n’a jamais fait autre chose, par le jeu de diplomaties, que vaguement dénoncer, en colmatant parfois quelques brèches – comme là, avec les parachutages de bouffe. On l’a vu pour l’Irak, le Timor, les Balkans, la Tchétchénie, où résonnèrent des silences assourdissants.

– que si l’ONU avait l’objectif de résoudre les problèmes de misère, elle s’y prendrait autrement : elle exigerait que le paludisme, première cause de mortalité en Afrique, soit étudié même si les populations atteintes ne sont pas solvables. Elle réclamerait que les médicaments liés au HIV soient vendus au prix coûtant, et non des dizaines de fois leurs prix. Elle demanderait que la France arrête de cautionner des dictatures à ses seuls intérêts. Car l’ONU n’est pas idiote : elle sait que les problèmes de faim et de misère dans le monde ne sont pas des problèmes économiques, mais des problèmes politiques. Elle sait très bien comment ça marche, puisque l’orchestration de cette mainmise totale sur l’Afrique se fait par ses propres membres permanents.

Alors dénoncer dans le film des actions industrielles qui sont par ailleurs passées sous silence ou distanciées par l’ONU ? Ca fait sourire jaune. C’est un peu le même sentiment que lorsqu’on apprend que Max Haavelar- commerce équitable fait des partenariats avec MacDonald [9].

En pire, quand même.

Label « désintéréssé »

Las ! Le PAM et le film se sont mis d’accord pour fabriquer un « trailer », petit clip que vous pouvez télécharger ici et qui est très beau, très émouvant, avec Rachel Weisz [10].

Et puis avec un peu des sous du film, vous savez quoi ? Acteurs, réalisateurs ont monté une association toute suintante de gentillesse et d’enfants débraillés, Constant Gardener Trust . Ils ont fait exactement ce qu’il fallait que je fasse, moi, à Guinée 44 entre 2000 et 2002 ! Ils ont décidé d’aider les deux villages où a été tourné le film, et hop ! des latrines, des containers estampillés « Constant Gardener » etc. C’est joli. C’est beau. Faut aller ici http://www.constantgardenertrust.org/ et cliquer sur Work done , et on voit ce que tout la coopération post-coloniale fait depuis 30 ans et qui n’a jamais rien changé. Des petits « éléphants blancs », en quelque sorte.

Source : Constant Gardener Trust

Dîtes : si c’est seulement pour les kenyans, pourquoi estampiller autant les réalisations ? Bizarre qu’il faille toujours un label aux bontés désintéressées.

Moi, si j’avais eu ces thunes, j’aurai plutôt fait une campagne contre l’ONU qui a cautionné le régime kenyan corrompu de Daniel Arap Moï pendant 24 ans sans broncher. Mais paraîtrait que ça fait moins pleurer mère Grand qu’une jolie toilette « Constant Gardener ». Ou bien j’aurais publié contre Bayer, l’entreprise pharmaceutique allemande qui a obtenu une souche de bactéries du lac Ruiru lui ayant permis de générer 380 millions d’euros de chiffre d’affaire sur un médicament antidiabétique [11] Sauf que le Kenya n’a pas vu un seul kopek, et que le kopek, ces derniers temps, a bien baissé.

Gerbe de bons sentiments

Nikoteen me disait tantôt que si ces stratégies pharmaceutiques sont ignobles, il est encore plus choqué par le fait qu’une immense majorité de la population découvre ces horreurs seulement à travers ce genre de film. C’est quand même tragique qu’il faille des petits enfants maigres, des apitoiements type « Téléthon » et une petite fille, Abuk, abandonnée lors du décollage de l’avion pour que les gens se concernent et fassent plisser leur peau de front. Et encore. Cela serait-il suffisant pour que des gens refusent d’aller bosser chez Pfizer, maintenant qu’on sait qu’ils ont torturé des populations malades nigérianes ? Qu’est ce qui fait que la mise à mort orchestrée de l’Afrique dans son ensemble passe inaperçue pour le commun des gens, c’est une bonne question, quand même. Et après, la France feint la surprise de voir débouler des gamins du sahel sur des radeaux.

Dernier détail : dans le générique, il y a une dédicace à Yvette Pierpaoli. Un peu de recherche. En, fait, c’est une dédicace de Le Carré lui-même à cette « militante passionnée et bénévole infatigable (…) « ayant vécu et étant morte en se préoccupant des autres.” En 1999, Yvette Pierpaoli est tuée, à l’âge de 60 ans, ainsi que deux autres travailleurs bénévoles et leur chauffeur, dans un accident de voiture en Albanie. A l’époque, Yvette travaille pour Refugees International, activité qui s’inscrit dans le cadre de son engagement de toujours auprès des autres. (…)

Je n’ai pas assez de billes pour évaluer le travail de Y. Pierpaoli, mais je suis a priori rétif aux “héros” de la pauvreté. J’ai plus de raisons de respecter ceux qui vont au charbon contre les lois déliquescentes ou la Françafrique, ou qui vont tourmenter leurs élus que pour ceux qui vont en Afrique le sac à dos Quechua rempli de bouffe, de crayons de couleurs et de médocs. Soigner des N’ enfants, c’est très rentable “socialement”, c’est valorisé. On passe pour quelqu’un de bien, sans trop se donner de peine, comme lorsqu’on envoie des sous à MSF ou qu’on colle des timbres Handicap International. Aller au créneau en France, par contre, où beaucoup de choses se fomentent, c’est moins vendeur. C’est pour ça que les mythes type “mère Teresa” me font frémir. L’enfer est pavé de bonnes intentions. L’Afrique aussi. Mère Teresa, par contre, on le sait maintenant, beaucoup moins. [12]

Richard Monvoisin, 3 novembre 2006

[1] Sur l’aggressivité des méthodes de Nestlé pour encourager les mamans mal informées à acheter des substitutes, même l’OMS a râlé. WHO/UNICEF Meeting on Infant and Young Child Feeding . WHO, Geneva, 1979. On se réferera entre autres à Baumslag, N., Dia, M., Milk, Money, and Madness: The Culture and Politics of Breastfeeding . Westport, Bergin & Garvey, 1995. Extraits ici,

http://www.erudit.org/revue/as/1996/v20/n3/015454ar.pdf

notes là

http://it.stlawu.edu/~advertiz/andrew/nestle.htm, quelques pages ici

Des campagnes existent encore, comme http://www.infactcanada.ca/Nestle_Boycott.htm

[2] Guinea Pig Kids in AIDS Drugs Trials , juin 2005, http://www.i-sis.org.uk/GPKADT.php

Névirapine, medicaments et cobayes africains, African National Congress, ANC Today, Volume 4, No. 50 – 17-23 Décembre 2004 http://www.anc.org.za/ancdocs/anctoday/2004/at50.htm#art1

[3] Pfizer a testé illégalement un médicament au Nigeria, Le Monde, 8 mai 2005

http://osi.bouake.free.fr/article.php?id_article=365. Le terrifiant documentaire de Channel 4 “Dying for Drugs ” (mourir pour des médicaments) traite de ce point, disponible ici :

http://video.google.fr/videoplay?docid=680806533773241603

[4] Essai médical anti-sida au Cameroun: “des manquements éthiques”, selon l’Ordre des médecins , Xinhuanet 01/03/2005

[5] Sur Wouter Basson, le Mengele sud-africain, lire Mendès-France T., Dr la Mort, enquête sur un bio-terrorisme d’État en Afrique du Sud , Favre, 2002. L’homme a été acquitté (!) en octobre 2005, suite à un procès consternant.

[6] Voir qu’une association comme Formindep, réclamant l’indépendance des médecins vis-à-vis des industries existe et soit nécessaire est inquiétant. http://formindep.org/

[7] Guinée 44, ONG fortement dirigée par des élus, pour laquelle j’ai bossé deux ans, de 2000 à 2002, et qui est un exemple bien établie de néo-néo-colonialisme « décentralisé ». Présidée par André Louisy

[8] Opération grenobloise “Des vélos pour l’Afrique”, www.grenoble.fr/download/034_2___velosafrique.doc Bien sûr que les intentions sont louables : l’idée est de faire bosser l’Association Burkinabé pour le Bien Etre des personnes Handicapées (ABBEH). Mais tout de même : non seulement on a ici des handicapés qu’on fait bosser pour Ikéa à moindre coût, mais surtout il y a un continuum qualitatif entre les verroteries, les immanquables stylos pour les enfants apportés par le touriste imbécile, et ce genre d’actions. Pourquoi ne pas faire venir des Burkinabé pour nous apprendre à réparer nos vieux vélos, ici ? La raison est simple : à part les ministres et les maires, les coopérations ne font pas venir les noirs (ou alors surgelés dans des trains d’atterrissage d’avions).

[9] Pour en savoir plus, Critiques et espoirs du commerce équitable, Élan solidaire ou aménagement capitaliste ?, Les Renseignements Généreux, http://www.les-renseignements-genereux.org/brochures.html?id=415

[10] http://www.wfp.org/English/?ModuleID=148&Key=82 Pour les fines bouches, à écouter avec la chanson Cargo Culte, de S. Gainsbourg.

« Et comme leur totem n’a jamais pu abattre

A leurs pieds ni Bœing ni même D.C. quatre

Ils rêvent de hijacks et d’accidents d’oiseaux »

[11] Les médicaments en question sont Precose et Glucobay. Buncombe A., African bio-resources ‘exploited by West’, The Independent, 17 février 2006

http://news.independent.co.uk/world/politics/article345932.ece

[12] Hitchens, C., Le mythe de mère Teresa, ou comment devenir une sainte de son vivant grâce à un excellent plan média , Editions Dagorno 1996, http://www.atheisme.org/hitchens.html