Pourquoi faut-il être absent d’evian…
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Pourquoi faut-il être absent d’Evian…
Réflexion autocritique
sur les mobilisations anti-globalisation,
et leur rôle dans les démocraties occidentales.
Le rituel
Aller à Evian ; plus encore qu’aller à Gênes ou Pragues la question est devenue un rituel dans les milieux réformistes, gauchistes, anarchistes, ou anti-globalisation. Plusieurs mois avant le déroulement du sommet du G8 à Evian, elle se fait de plus en plus lancinante. La question même, sa récurrence, indique déjà le vide de cette éventuelle présence. Qu’importe de décrire quelle action on va y mener, dans quel objectif, ni surtout en quoi cela s’inscrit dans une continuité de comportement ou d’action, l’important est d’être à Evian, ou pas. La question se suffit à elle-même et devient vite accusatrice, voire agressive, provenant d’un militant, si l’interlocuteur ne répond sobrement et par l’affirmative.
Pour l’essentiel des participants à cette mobilisation, cette présence devra répondre à un refus romantique de l’ordre du monde, dont le sommet du G8 symboliserait l’un des piliers. Romantique parce que ce refus provient d’un raisonnement intellectuel, d’une séduction de l’idée avant tout, d’une réduction des enjeux et des actions à une confrontation idéale. J’y reviendrai.
On ne peut guère douter de la sincérité de chacun en la matière, d’une réelle volonté de compassion avec les premières victimes de cet ordre du monde. Mais il reste que cette sincérité n’amène qu’à une confrontation rituelle avec la symbolique du G8. Rituelle parce qu’elle obéit à des codes très établis, différents pour chaque groupe. Rituelle y compris dans les risques pris par les manifestants au cours des rencontres avec les forces de l’ordre. Rituelle parce qu’elle revient à intervalle régulier – quelle déception ce serait à la fin d’un sommet de ne pas se donner rendez-vous au prochain. Rituelle parce qu’il y a une véritable délectation, un profond plaisir à se retrouver quelques heures, quelques jours au plus, entre communiants d’une même utopie, et je connais bien ce plaisir.
La valse des icônes
La force et la présence du rituel permet d’occulter toutes les autres questions. A rechercher le rôle et l’impact d’un sommet du G8, quelle devrait en être alors la réponse la plus appropriée ? Mais surtout qu’est-ce qui, dans l’impact du G8, nous impose le rituel de la confrontation idéale 1 à 2 fois par an ? De quoi nous détourne-t-il ?
Le G8, l’OMC, les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale), les méchantes multinationales sont devenues nos cibles. Mais surtout nous en avons fait nos cibles. Il y a une photo prise à Seattle pendant le blocus de l’OMC en novembre 1999. Cadrée en plongée, on y voit un flic américain caparaçonné des pieds à la tête, matraque et masque à gaz, immobile et le regard froid, à ses pieds une jeune femme est assise en tailleur, les mains jointes, elle évoque le courage d’une résistance non-violente. Cette photo raconte une situation, un avant et un après. Mais nous ne voulons plus voir le hors-champ. Nous recherchons ce qui n’est plus qu’une icône, une figure idéale. Un robocop froid, bras armé de l’OMC, protecteur de l’ordre du monde. Nous lui enlevons sa réalité pour construire l’iconographie d’un combat idéal, pour nous construire un ennemi rassurant parce que conforme à nos fantasmes. Je le regrette d’autant que je connais, là, le hors-champ. A reproduire les rassemblements nous ne construisons plus que ce rituel romantique et il n’y a rien à gagner ainsi contre des icônes, contre des photos, contre nous-mêmes.
Ce besoin d’icônes, de figures simples du mal, de confrontation idéale, cette photo de Seattle nous détourne de l’essentiel : Quel est l’état du monde qui permet la domination des institutions de Bretton Woods ? Quel est l’état du monde qui permet l’émergence des multinationales ? Quel est l’état du monde qui ouvre à l’invention des OGM ? Quel est l’état de la société qui crée la nécessité du G8 ? Qu’est-ce qui fonde ces figures, quel est le hors-champ, qu’est-ce qui est derrière le spectacle et lui donne sa raison d’être ? Nous ne sommes même plus à nous poser ces questions. Nous en sommes à reconstruire régulièrement la figure de nos ennemis, à faire valser les icônes, un coup le G8, un coup l’UNICE, un coup Davos.
J’imagine que les membres des communautés noires de Colombie qui sont venus en Europe de janvier à mars 2001 pour témoigner n’ont guère le besoin d’iconographier leurs oppresseurs. L’oppression existe parce qu’elle s’oppose fondamentalement à eux, parce qu’elle détruit leur mode de vie. S’ils luttent contre les multinationales pétrolières américaines, c’est qu’elles sont chaque jour criminogènes de leur existence. Ce n’est pas notre cas. Notre vie quotidienne, largement hors sol, s’accommode assez bien de ces multinationales. Prétendre le contraire est profondément hypocrite. Et pour les combattre, par compassion avec les colombiens, dans une résistance hors sol, nous avons besoin de réduire les enjeux à de simples figures, d’en faire des icônes, de nous inscrire dans une confrontation idéale, sans réalité.
Les trois sommets
Se retrouver à Evian, dans cette seule définition, est le rouage bien huilé d’une démocratie médiatique, en aucun cas le grain de sable qu’espèrent certains. Outre le sommet du G8, on y trouvera donc le contre-sommet in , celui d’ATTAC et des grandes ONG, des réformistes, des verts et des communistes lorsqu’ils sont dans l’opposition. Ce sera celui des propositionnels, que le véritable sommet commence à écouter dans ses requêtes les plus acceptables, c’est-à-dire les plus inoffensives. Il est certain qu’une grande porosité existe entre le sommet et le contre-sommet in, permettant aux uns d’apprendre le vocabulaire nécessaire à la soumission ultérieure de l’opinion, permettant aux autres d’approcher les antichambres du pouvoir, de se préparer à la cogestion.
On trouvera également à Evian le contre-sommet off, celui des radicaux, des vrais gauchistes, des anarchistes, des autonomes. Le sommet leur laissera un bac à sable, pour jouer. Ils feront un village, ou même des villages, pendant trois jours ou une semaine pour montrer que l’on peut vivre autrement. Il n’y aura pourtant aucune réalité à Evian. Ce sera pour beaucoup une projection artificielle pendant trois jours de ce qui restera toute l’année un fantasme. Ce sera pour quelques uns la reproduction artificielle – parce que face aux G8 et autres propositionnels, sourds à ce témoignage – d’un équilibre de vie attaché à d’autres lieux qu’Evian. La plupart manifesteront leur opposition, radicale et non-violente. Ils montreront malgré eux que la démocratie fonctionne, qu’elle accepte la présence des opposants, même les plus turbulents, et qu’elle sait aussi les réprimer lorsque les limites, communément admises, sont dépassées. Ils seront utilisés comme caution médiatique d’un système démocratique, que le G8 représente, qui a besoin d’opposants fussent-ils énervés dans un bac à sable, pour valider complètement ses décisions.
Anticipant sur les manifestations du 15 février contre la guerre en Irak, Tony Blair annonçait le 14 qu’elles seraient preuve d’une véritable démocratie, libre et juste jusque dans sa décision de faire la guerre ! Il précisait que les manifestants pouvaient être un million, ils seraient toujours moins nombreux que les victimes de Saddam. Il a tristement raison. C’est une profonde erreur d’attendre une quelconque légitimité du nombre de personnes rassemblées dans un cortège ou un village de trois jours. C’est reprendre à son compte les règles d’un système politique versé dans la manipulation médiatique, le contrôle de l’opinion et le progrès des intérêts militaro-industriels.
Je n’irai pas au sommet du G8 d’Evian, parce que je n’y suis pas invitée. Je n’irai pas au contre-sommet in – je n’y suis pas invitée non plus – parce que je me méfie presque autant de celui-ci que du premier tant il travaille à l’accompagnement de la catastrophe et donc à son acceptation. Je n’irai pas enfin au contre-sommet off, même si je suis sûre d’y retrouver une forte illusion de liberté, de combat juste et de fraternité. J’aurais participé au village, qui reste à ce jour pour moi un fantasme, pour essayer qu’il ne devienne un folklore bio éthique alternatives et bignou.
Lorsque la fête est finie
Si je devais réagir à la tenue du G8 à Evian – mais dois-je vraiment répondre au G8 ? – si je devais répondre à la violence inouïe des membres de ce sommet, je quitterai ma famille, ma maison, j’irai brûler Evian ou plus précisément le G8. Je ferais le choix de l’action directe, certainement violente. Je n’ai pas ce courage, je n’ai pas non plus le désespoir des vraies victimes qui m’amènerait à prendre les armes, non par choix mais par survie.
Mais je ne participerai pas pour autant à un rassemblement qui se fonde sur le rituel et la nostalgie de résistances passées. La non-violence de Gandhi, les rassemblements contre la guerre du Vietnam, le blocus de Seattle, sont utilisés en vrac et parmi d’autres pour légitimer les mobilisations actuelles. Est-ce pourtant possible de comprendre les différences et les spécificités entre chacune de ces résistances et qu’elles répondaient précisément à des oppressions et des situations distinctes ?
Les rassemblements sont clonés les uns derrière les autres et lorsque la fête est finie chacun reprend ses habitudes. C’est quelque chose de traverser la France, brûler du pétrole, prendre tout un week end, pour aller crier « tous ensemble », agiter des masques, à gaz ou pas, sous le nez des flics, pendant trois jours. Pourquoi aller à Evian ? Pour réclamer d’être entendu du G8 et intégré aux inflexions sociales, ou pour retrouver le plaisir romantique d’une résistance non-violente et radicale, debout face aux puissants ? Le sommet du G8 ne tombera pas face au village anticapitaliste, il sait désormais jouer de cette opposition pour renforcer son argumentaire démocratique. Tomberait-il qu’il serait remodelé en une institution plus fine, plus présentable, un G8 durable. L’évolution de ces institutions et de leur vocabulaire depuis cinq ans, depuis la reproduction régulière des contre-sommets anti-globalisation, devient significative de souplesse et d’adaptation. Cela indique que le G8 est aussi une cape rouge qui s’agite sous nos yeux, remplaçable au besoin. Mais surtout, s’il devait réellement être la cible, le G8 ne pourrait tomber que sous les coups de personnes déjà, ou encore, prêtes à vivre sans ce système, et pour qui il constitue véritablement un obstacle. Je ne crois pas que cela soit profondément notre cas. Avant d’aller sur le gazon d’Evian, posons-nous la question de savoir ce que le G8 détruit de si indispensable dans nos vies, aujourd’hui. Cela supposerait de savoir répondre à une autre question : Que voudrions- nous conserver de ce monde-ci ?
Nous prétendons nous opposer à la dissémination des OGM, la fermeture d’une petite maternité en milieu rural, le déclenchement des grandes manœuvres en Irak, mais nous sommes fondamentalement déjà prêts à vivre avec ces événements. Comment revendiquer que nous nous approprions la gestion de l’eau quand nous avons accepté depuis longtemps qu’elle soit un bien de consommation, traitée, conditionnée et distribuée ? En se satisfaisant d’une revendication réduite à un plaisir intellectuel, à moins qu’il ne s’agisse seulement de substituer les gestionnaires, façon lutte des classes ? Nous nous satisferons évidemment du prochain label OGM Bio, et du projet de voie rapide pour rejoindre la plate- forme médicale régionale – nous l’emprunterons, bien sûr, pour aller manifester. Nous nous sommes déjà satisfaits d’une guerre ininterrompue depuis douze ans, via un embargo et des bombardements quotidiens, contre les populations irakiennes. Plus d’un million de morts, annonce-t-on. Comme partout ailleurs notre opposition ne s’est exprimée qu’en réponse au spectacle : elle fut donc tout à fait discrète et mesurée. Et chaque jour depuis douze ans nos vies ont construit la légitimité d’une prise de contrôle de l’Irak par les occidentaux. Les communistes, si loquaces après avoir quitté la collaboration gouvernementale, ont récemment produit et affiché une figure symbolique : une pompe à essence pointant comme une arme le front d’un enfant [d’Irak ]. Une image forte, mobilisatrice. Ils se sont bien gardés d’identifier la main qui tient la pompe, laissant à chacun le soin d’y mettre un autre que soi. Plutôt que le slogan révélateur et dérisoire de la LCR qui annonce « nos vies valent plus que leur pétrole », mieux vaudrait comprendre et travailler à ce que leur vies valent plus que notre pétrole. Et maintenant faisons un jeu : retrouvons qui est derrière leur, et qui est derrière notre.
Enrayer la catastrophe
Bien sûr, la réponse à apporter à Evian est de se soustraire à l’emprise de la catastrophe, et pas seulement durant trois jours. Cela demande d’en comprendre la nature même, de comprendre notre rôle fondamental dans sa progression. Cette catastrophe, technologique, industrielle, se nourrit de notre acceptation quotidienne bien plus qu’elle ne freine face à notre opposition rituelle. Si nous avons un rôle à jouer pour enrayer l’artificialisation du monde, cela ne peut être en jouant au chat et à la souris avec les membres du G8, mais en comprenant combien notre quotidien nourrit cette artificialisation, en commençant par enrayer ce lien. Chaque action, si action il doit y avoir, menée directement contre les piliers de la catastrophe ne sera alors qu’une conséquence, un geste logique dans une survie quotidienne. Ces actions auront alors un sens.
Si nous travaillons chacun sur l’état du monde, sur le hors-champ, sur ce qui fonde la catastrophe, si nous ré-ancrons profondément nos vies dans le sol, si nous savons retrouver ce qui partout dans les pays en développement disparaît chaque jour, produire et échanger localement notre nourriture, nos vêtements, nos maisons, nous reconnecter avec les autres et notre environnement, ré-apprendre des gestes et des métiers nécessaires à notre survie, à notre autonomie, nous réorganiser politiquement, casser localement les institutions, alors je ne doute pas que des actions quotidiennes harcèleront le G8 et consorts qui ne seront plus des icônes mais de véritables menaces. Nous ne répondrons plus alors au spectacle, au jeu des sommets et contres-sommets. Nous agirons directement là où la catastrophe progresse contre nous, où elle détruit nos vies. Evian est une scène, un théâtre, certainement pas un de ces lieux de lutte.
Zoé Wasc, mars 2003
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